C O M M E N T   R E M P L I R   L E S   C A S S E R O L E S ? 27-05-02 

par Ana Maria Seghezzo et Rubén D'Urbano


"C'est un bon commencement, mais battre les casseroles ne suffit pas. Il faut aussi les remplir!"


Nous avons vécu un beau moment plein d'émotion à l'assemblée populaire d'un quartier de Buenos Aires où nous sommes allés par une belle soirée d'avril 2002, avec simplement le goût d'écouter, de sentir, d'apprendre, d'y être, de rêver et de "regarder" les rêves des autres que sont aussi les nôtres. De retour d'Argentine où nous avons passé quelques semaines, nous voulons partager certains de ces moments avec nos ami-es québécois-es.

Vous connaissez déjà très bien l'état de destruction presque totale dans lequel se trouve notre riche et généreux pays, qui produit par exemple 2 tonnes de nourriture par année et par personne et qui compte actuellement 18 millions de personnes affamées, qui seront 23 millions à la fin de l'année si rien ne change.

En Argentine, les enfants meurent de faim! Et dans la pampa, on regarde passer le FMI Vous connaissez aussi très bien les responsables de cette catastrophe absurde, tant de l'extérieur que de l'intérieur du pays, FMI, BM, OMC, G7, BID, et les différents paliers des gouvernements argentins, de la finance, du commerce et tous ceux que les Argentin-es veulent voir s'en aller, ceux qui confondent le bien commun avec leur propre voracité privée!!! Parce que vous les connaissez bien et parce que nous ne voulons pas perdre notre temps ni le vôtre en les décrivant, nous avons pensé plutôt vous faire part de certaines rencontres, questionnements, réflexions, projets et actions dont nous avons été témoin et qui ont comme protagonistes les gens ordinaires à la recherche de la VIE et tournés vers l'avenir.

Nous sommes partis du Québec avec une question : quels sont les gestes concrets, les interrogations, les doutes, les réflexions des Argentin-es d'aujourd'hui en quête d'un autre monde dans une situation et un contexte différents des nôtres? Allons voir...


1. L'assemblée populaire du quartier d'Almagro

À peu près 60 personnes bloquent la moitié de l'avenue avec une pancarte "Asamblea popular de Almagro" pour permettre aux autos de passer par l'autre moitié (il semble que les automobilistes ne s'énervent pas ni ne klaxonnent; ils ont l'habitude!). Le mégaphone, le mate et l'eau chaude, des cahiers et crayons sortent des sacs, une très bonne humeur, une table avec des empanadas qu'une voisine vend au bénéfice des ouvrières d'une usine de vêtements qu'elles font fonctionner en coopérative depuis le départ précipité de son propriétaire avant "el corralito". On s'assoit dans la rue et, oh! miracle, on commence à l'heure : 20h, parce que l'assemblée doit finir à 21h30 : "demain il faut aller travailler... les chanceux qui travaillent!"

En premier, les commissions donnent des infos :

  • jeunes : solidarité avec Pedro Cantorini, emprisonné à Barcelone lors de la manif contre l'Union Européenne (mondialisation de la solidarité à l'oeuvre!). "Après la mobilisation du 20 décembre 2001, le premier cacerolazo qui a défié l'état de siège et qui a fait tomber le gouvernement de De la Rua, nous avons perdu la peur." Ce sont les jeunes qui appellent à la réflexion politique sur le sens des assemblées populaires.

  • retraité-es : "Nous devons nous battre pour avoir des médicaments génériques". On invite à aller "scratcher" les murs de trois laboratoires.

  • chômeurs et chômeuses : on les invite à participer à la 1ère Rencontre des chômeurs et chômeuses pour trouver des solutions pour les sans travail.

  • culture et cinéma : invitation à une causerie intitulée "Les cacerolazos ne suffissent pas" et à la projection d'un film sur l'annulation de la dette; de 140 à 150 personnes participent à ce genre d'événement une fois par semaine.

  • contrôle des prix : mobilisations et signatures pour faire baisser les prix des produits essentiels.

  • ménage du quartier : "Il faut nous mobiliser pour obliger les autorités du quartier à nous rendre des comptes, mais en attendant, nettoyons nos rues de la "merde" des chiens, on ne peut pas marcher sans tomber sur une!"

  • communications : mise en route du site Web et distribution du premier bulletin "Almagro en assemblée" incluant une lettre aux voisin-es, des articles sur le troc, le jardin communautaire, les femmes et le 8 mars, les assemblées de voisin-es, une opportunité pour une nouvelle démocratie, etc.

Assemblée populaire du quartier d'Almagro Ensuite on discute de :

  • la participation des délégué-es d'Almagro à la rencontre hebdomadaire de toutes les assemblées de quartier de Buenos Aires et du "grand Buenos Aires" dans un immense parc le dimanche prochain. On devra décider de la manif du 1er mai et de l'indépendance des assemblées populaires vis-à-vis les partis politiques et les syndicats.

  • la participation aux cacerolazos tous les vendredis vers la Place de Mai pour protester contre... Tout!!! "Qu'ils s'en aillent tous!"

  • qu'est-ce que nous sommes? que voulons-nous devenir?

  • etc.


Une véritable démocratie populaire en action!!! mais combien fragile. Tout le monde le sait et ils cherchent des voies possibles. Quelques commentaires :

"Il y en a qui pensent que dans un an tout ça restera dans nos souvenirs. Je crois que non. Quand on sort de chez nous, on se connaît, on connaît les problèmes de nos voisin-es, on proteste... rien ne sera plus pareil."

"Même si dans un an nous ne sommes plus là, ce que nous vivons aujourd'hui, c'est pour moi fondamental."

"Nous sommes en train de discuter de quelque chose qui aurait été impensable il y a 2 mois, parce que ça ne se discutait même pas : est-ce que nous devons payer la dette ou non? Beaucoup se demandent ce qui nous arriverait si nous ne la payons pas. Je ne le sais pas, mais je sais ce qui nous arrive si nous la payons!"

"Je suis un optimiste pathologique et je crois que nous sommes en "état d'assemblée" de la même façon qu'une femme quand elle est enceinte. Nous sommes en train d'accoucher d'un nouveau système, d'une nouvelle façon de faire de la politique."



2. Rencontre avec ATTAC Argentine

Il y a une quinzaine de personnes. "Nous ne sommes pas nombreux parce que les problèmes d'ici sont si grands qu'il est très difficile de s'intéresser aux problèmes internationaux", dit quelqu'un. De cette rencontre nous retenons surtout la présentation de Jacob Goransky, un homme de 80 ans. Il est membre de la Commission de conjoncture d'une centrale syndicale, le CTA ou Congrès des travailleurs argentins (il semble qu'il n'y a pas de travailleuses? ah! les machos argentins, toujours pareils!), la centrale syndicale la plus critique et combative du pays et aussi membre d'une Commission syndicale de réflexion sur le sens des assemblées de quartier.

"C'est la pire crise de l'histoire argentine et elle n'est pas seulement économique; elle est aussi institutionnelle, politique, sociale, éthique. Le destin de l'Argentine comme pays est en jeu." Selon Jacob Goransky, l'oligarchie argentine a toujours eu une mentalité corporatiste et d'accumulation en déposant ses gains et ses bénéfices à l'extérieur sans réinvestir au pays et ça continue toujours ainsi.

Que faire devant cette crise folle et dangereuse? Selon lui, il y aurait deux chemins possibles :

  • la résistance et l'insurrection, c'est-à-dire aller jusqu'au bout de la logique de "qu'ils s'en aillent tous" des cacerolazos. Avec les organisations de jeunes, de femmes, des différents secteurs du mouvement populaire et de la gauche syndicale et politique, provoquer une grande insurrection nationale pacifique; forcer le gouvernement à ne pas payer la dette et assumer les conséquences de ce geste - qu'il est impossible de prédire - aux niveaux national et international (ex: une répression militaire semblable à celle des années 1970 qui a provoqué la disparition d'une génération, l'isolement de l'Argentine au niveau mondial, etc.).

  • laisser la crise continuer, c'est-à-dire payer la dette, avec les conséquences prévisibles sur la population, se rendre jusqu'aux élections selon la logique de la démocratie actuelle, tout en consolidant l'organisation populaire et ses liens avec les autres mouvements populaires latino-américains. Ce sera sûrement le chemin que l'on suivra. Pour l'autre, il est encore trop tôt.

Jacob Goransky a manifesté une très grande préoccupation devant le sentiment d'impatience de certains participant-es à la réunion. "Il faut avoir beaucoup de patience, nous ne pouvons pas accélérer l'histoire; mais il y a des choses très encourageantes, comme les assemblées populaires, le Forum social mondial de Porto Alegre... La discussion s'est faite autour de ces sujets et de la participation d'ATTAC à la manif du 1er mai.



3. Groupe de réflexion politique "Diciembre 20"

Le 20 décembre est une journée considérée comme historique parce que le peuple de Buenos Aires et des principales villes du pays est descendu dans la rue en masse après que le gouvernement fédéral ait décrété l'état de siège. "Les Argentin-es disparu-es depuis 30 ans sont apparu-es à nouveau... vivant-es."

"Il nous faut réfléchir, écouter, participer, voir... trop de choses se passent, mais nous n'avons pas encore d'horizon clair devant nous. Les cacerolazos, c'est un bon commencement, mais ils ne suffissent pas. Maintenant nous devons remplir les casseroles." Voilà l'un des objectifs du groupe, exprimé par une participante : comment remplir les casseroles?

Tous les samedis après-midi depuis le 20 décembre 2001, des hommes et des femmes de différents milieux de Buenos Aires se rencontrent pour réfléchir ensemble. Une belle façon de finir une semaine, vraiment pas reposante pour personne là-bas! Il y a aussi des manifestations partout au pays, tous les jours, pour toutes les causes, à toutes les sauces, avec "bombos" et tambours, on chante et on danse, avec une très grande participation des jeunes. Mais jusqu'à quand tiendront-ils bon?

Le 29 mai, la journée anniversaire d'une insurrection populaire contre le régime militaire en 1969, une grande mobilisation nationale de 24 heures dans 1.000 villes du pays est convoquée par le Congrès des travailleurs argentins avec le soutien de plusieurs organisations syndicales, politiques et populaires, entre autres la ligue fondatrice des Mères de la Place de Mai et les Grands-Mères de la Place de Mai. C'est une mobilisation populaire pour des alternatives aux politiques de la faim imposées par le FMI et le gouvernement au peuple déjà en agonie. "Nous en avons marre des politiques qui nous proposent la croissance en premier pour arriver au "versement" après. Les maîtres du monde ne versent jamais, ils restent avec tout", dit l'un des dirigeants.



4. La Sociedad Civil de cara a la Reforma Política para la Argentina del siglo XXI
(la société civile devant la reforme politique pour l'Argentine du XXIe siècle)

Nous avons rencontré une chère amie d'il y a 30 ans aujourd'hui à la retraite. Elle milite à Conciencia, une organisation civile non partisane. "Nous devons refaire le système politique et travailler pour le long terme si nous voulons sortir de cette décadence et de ce gigantesque cercle vicieux."

Conciencia digital Conciencia fait de l'éducation populaire entre autres sur :

  • la responsabilité de voter; ils mettent les gens en garde contre l'annulation du vote qui a représenté 40% des votes lors de la dernière élection en 1999; si ça se répète, cette fois, on court le danger qu'avec 12 à 15% du total des votes, les peronistes corrompus du style des "menemistes" soient élus

  • la démocratie populaire

  • l'éducation civique des étudiant-es du secondaire, etc.

Ils travaillent sur le long terme pour faire avancer les éléments d'une réforme des institutions et des mécanismes du système politique. On peut consulter leurs propositions dans leur site Web.



Nous avons eu des réponses à notre question du départ.

Même si les réalités sont différentes dans leur degré de gravité, il nous semble que les problèmes des peuples du monde ont une même origine. Il devient de plus en plus urgent de trouver des moyens d'agir ensemble! Porto Alegre est aussi un espoir pour les Argentin-es.

Mis en ligne le 27-05-02; mis à jour le 20-07-04




Ana Maria Seghezzo D'Urbano

En 1976, avec Rubén D'Urbano, Ana Maria Seghezzo émigrait au Québec suite au coup d'état militaire en Argentine. De 1976 à 1995, elle a été professeure d'espagnol et d'enseignement moral. Elle a été responsable du comité de formation du Centre international de solidarité ouvrière de 1990 à 1996. Depuis, elle milite à la Marche mondiale des femmes en tant que membre du comité stratégique, puis du comité de suivi.



Rébellion des femmes chez les piqueteros

En passant par-dessus les plaisanteries faciles de leurs propres camarades, les femmes des divers collectifs de travailleurs sans emploi Anibal Veron ont commencé à se réunir dans des assemblées de femmes pour exiger une participation accrue dans les lieux de prise de décisions. Elles savent bien payer de leur personne, mais il s’agit maintenant de faire entendre leurs voix. En effet, lorsqu’il est question des piqueteros en général, les femmes restent occultées même si elles constituent 70% des mouvements de chômeurs et chômeuses. Un article de Marta Dillon traduit par RISAL en juillet 2004.

Article relié :
Grandir dans les piquets : les femmes au front, 03-01-04
Veille informationnelle

Dossiers Argentine :
RISAL - latinreporters.com - Les Pénélopes

Au Brésil et en Argentine, les présidents luttent pour ne pas décevoir, 27-12-03

L'Argentine, deux ans après la révolte citoyenne, 23-12-03

Kirchner président, 15-05-03



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Une tentative fascinante de réorganisation sociale

De retour de Buenos Aires, Alexandra Guité rapportait en février 2002 qu'une alliance inédite des couches sociales se concrétise. Depuis le 20 décembre 2001, un tas de frentes et d'associations ont vu le jour : des groupes d'escrache, d'étudiant-es, de troc, de personnes au chômage, d'artistes et de vidéastes engagé-es. Les accès à la ville sont bloqués par les piqueteros, ouvriers licenciés et chômeurs. Des escrachers dénoncent les criminels impunis de la dernière dictature, les multinationales abusives, les politiciens corrompus et les patrons trop payés en versant de la peinture rouge sur la maison du "coupable" et en le suivant en permanence. Chaque vendredi, un immense cacerolazo a lieu où s'agglutinent des milliers de personnes. D’immenses centres de troc se mettent sur pied. Tous les soirs se réunissent des assemblées de quartier. On y traite de questions liées à la vie du quartier tout en abordant la situation politique nationale. Les dimanches, on se retrouve dans un parc pour voter sur une myriade de thèmes. Le discours est à la révolution, à la démocratie participative, à l'embryon d'une nouvelle république...
Entrevue d'Alexandra à Macadam Tribus le 18-02-02
C’est un mouvement social d'une ampleur historique qui vit une rupture avec sa passivité de naguère et l'état de fragmentation, de division et d'individualisation imposé par le libéralisme.

Pour en savoir plus, écoutez cette interview d'Alexandra Guité réalisée par Macadam Tribus en février 2002.




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Mise en ligne : Nicole Nepton