Le féminisme virtuel pour changer le monde cybersolidairement

Une conférence de Nicole Nepton, conceptrice et animatrice de Cybersolidaires,
présentée le 24 mars 2004 à l'UQÀM,
dans le cadre du cours FEM5000 : "Atelier synthèse en études féministes"
offert par l'IREF et dispensé par Maria Nengeh Mensah,
et mise à jour le 21 août 2005.


Le féminisme virtuel de Cybersolidaires
Cybersolidaires maintient les internautes à jour sur les filles et les femmes des Amériques, en particulier sur les questions concernant les femmes autochtones des Amériques et du Canada, les immigrantes, les filles et jeunes femmes de même que le travail du sexe, la communication et les nouvelles technologies (TIC) et l'histoire du point de vue des femmes. Nous maintenons également la toile des femmes du Québec, du Canada et des Amériques. Des contenus portant sur les femmes du monde entier sont diffusés via le site des Femmes de la francophonie, en partenariat avec l'ORÉGAND. Cybersolidaires propose également des chroniques de même qu'un blogue alimenté en direct d'événements.

Mondialiser la paix. Manif 31-01-02 à Porto Alegre 2004 a vu se développer Femmes au travail, conçu et coordonné par Cybersolidaires en partenariat avec le Conseil d'intervention pour l'accès des femmes au travail. Puis a suivi la réalisation du site des Femmes de la Francophonie de même que le nouveau Cybersolidaires. Une nouvelle plate-forme dynamique pour le site de l'ORÉGAND est actuellement en train d'être construite. Ces sites diffusent en réseau, sauf pour ce qui est de Femmes au travail. C'est un réseau de sites qui s'alimentent les uns les autres et qui partagent des ressources qui est en train de voir le jour. Tout en minimisant les efforts requis pour faire circuler l'information, nous lui donnerons aussi plus d'impact, entre autres parce que Cybersolidaires est lui-même relié à d'autres réseaux, dont NetFemmes, le Réseau des médias alternatifs du Québec, PAR-L, Un seul monde Canada, ENAWA...

C'est ainsi que Cybersolidaires entend pratiquer le féminisme en ce début de 21e siècle, tout en contribuant à changer son image et à l'ouvrir à de plus grands territoires et en mobilisant plus large, du local au global. Le féminisme requiert désormais un environnement Internet et des réseaux qui tendent à donner à une multitude de voix la possibilité de contribuer aux débats et de se faire entendre. Cet environnement, des humaines doivent le tricoter, le construire, l'animer, le développer. Cependant, très peu de féministes conçoivent qu'elles pourraient participer efficacement au travail nécessaire à sa conception, réalisation, animation et maintien, pris comme argent comptant jusqu'à ce qu'on comprenne que celles qui font le travail sont les actrices tandis que les autres demeurent des usagères passives.


CYBERFEMINISM the next generation. Old Boys Network Des pionnières
En 1997, Cornelia Soulfranck initiait l'Old Boys NetWork, la première alliance féministe dédiée à la construction d'espaces - sites Web, listes de discussion, forums Web, conférences, rencontres... - dans lesquels elles puissent chercher, expérimenter, créer, échanger, débattre, communiquer. Une autre pionnière : Nathalie Magnan, créatrice du site et du forum des Chiennes de garde. Pour en savoir plus, consultez Cyberféminismes. Voir aussi les sites des Pénélopes, du Studio XX, des Netfemmes et des Cybersolidaires, qui furent parmi les premières féministes francophones à tenter de mettre Internet au service de la réalisation du mandat de leur organisme.

Mais même si de plus en plus de féministes francophones exploitent de mieux en mieux les technologies de l'information et de la communication (TIC), comme le font par exemple :
au Québec : l'ORÉGAND, Stella et le Collectif féminisme et démocratie (qui sont des sites que j'ai développés)
au Nouveau-Brunswick : le Conseil consultatif sur la condition de la femme
en France : les Ni putes ni soumises, Les fées du logis, Courants de femmes et Feministes.net
en Europe : l'Association des femmes de l'Europe méridionale
au Kenya : le projet E-Solidarité
à l'international : les Femmes sous lois musulmanes et le réseau Genre en action...

elles sont encore relativement rares à exploiter Internet d'une façon qui contenterait Mme Ryerson :

En parlant des mouvements de contestation actuels :
"Madame Ryerson (membre des Raging Grannies) est certaine d'assister à quelque chose de plus gros que tout ce qu'elle a vu durant sa longue vie. "Je vais t'expliquer pourquoi. Vous avez des ordinateurs et l'Internet." À 87 ans, Madame Ryerson vient de se procurer son premier PC. "Vous pouvez utiliser vos ordinateurs pour vous organiser mondialement. Nous, on devait imprimer des pamphlets et les distribuer manuellement. Vous devez donc utiliser vos ordinateurs pour sauver le monde!"


La communication et le réseautage sont à la base des luttes sociales. Nous avons besoin de nous rencontrer, d'échanger, de débattre, d'élaborer des stratégies, de sensibiliser, d'agir ensemble, tant aux niveaux local, régional, national, continental que global. Cependant, alors que nous n'aurions pas pu imaginer d'outil plus puissant et accessible permettant de favoriser l'horizontalité, la transparence, la participation, le partage de ressources et de connaissances, le réseautage, tout en permettant comme jamais auparavant de réaliser pleinement notre droit à la communication et à l'expression, souvent nous nous contentons d'exploiter Internet d'après nos pratiques communicationnelles et de réseautage antérieures, sans remettre en question le fonctionnement de nos organismes pas plus que nos frontières géographiques mentales. En cours de route, cela signifie de multiples occasions ratées et de rencontres loupées. Comme Internet est avant tout affaire de réseaux, c'est même quelque chose d'exponentiel en soi que l'on perd.

Afin d'orienter autrement la mondialisation et d'arriver un jour à faire en sorte que les filles et les femmes ne soient plus l'objet de discriminations, il faut nécessairement mieux nous relier du local au global, y compris dans nos langues maternelles (dans la toile, seulement 4% des contenus sont en français), et publier dans Internet, apprendre à l'exploiter de façon pro-active selon nos propres besoins. Ne pas mettre plus efficacement Internet au service du mouvement des femmes ne fait pas partie des options sensées, et particulièrement pour les femmes doublement marginalisées. Si nous ne le faisons pas, toutes choses ne demeureront pas égales par ailleurs, ce qui est d'autant plus vrai en pleine montée du backlash anti-féministe, des intégrismes et de l'expansion d'une mondialisation néolibérale obsédée par le "sécurité".


À la fois victimes et complices
Mais les groupes de femmes manquent de ressources financières et humaines - explorer, se former et développer son exploitation d'Internet prennent du temps. Il y a aussi peu de ressources investies pour les soutenir alors que les TIC s'apprivoisent bien avec du soutien adéquat. Le très petit nombre de féministes francophones qui s'intéressent au développement de l'exploitation d'Internet par le mouvement des femmes se forment elles-mêmes sur le tas. Rien n'est prévu non plus pour les soutenir alors qu'elles sont particulièrement isolées. Pendant ce temps-là, le Canada investit d'importantes ressources dans le développement de sa propre exploitation d'Internet - jusqu'à se reconcevoir en tant que gouvernement - ce que le Québec s'apprête à faire aussi.

Pour leur part, les féministes sont encore loin de comprendre que, pour maximiser harmonieusement leur utilisation du potentiel offert par Internet, elles devraient aussi reconcevoir tant leurs pratiques communicationnelles et de réseautage, que le fonctionnement de leurs propres organismes et coalitions. Encore faudrait-il obtenir des ressources pour les sensibiliser sur les possibilités, le processus de réalisation d'un projet Internet, les implications pour leurs organismes, les enjeux, toutes des questions en bas de la liste de leurs priorités, ce qui alourdit considérablement le travail de celles qui mettent concrètement la main à la pâte.

Alors que le domaine des TIC se développe particulièrement vite et a un impact majeur sur la société et sur les médias de masse, le mouvement des femmes ne prend pour ainsi dire pas position concernant les politiques et programmes Internet, qui ne tiennent pourtant pas compte des besoins spécifiques des femmes. Au niveau canadien, Womenspace tente depuis plusieurs années de l'amener à réaliser que ces politiques et programmes sont particulièrement prioritaires pour les femmes, mais la participation des féministes francophones aux rencontres initiées par Womenspace diminue, tandis qu'elle reste pour ainsi dire stationnaire aux assemblées de Communautique.

Le passage à une société de l'information et de la communication (voir entre autres Quelle information pour quelle société?), le mouvement des femmes ne se demande pas ce que ça signifie pour lui, ni comment s'organiser pour relever le défi. Ainsi nous nous contentons de reproduire notre propre oppression. Trop souvent, nous ne maîtrisons, ni concevons, ni construisons les TIC et Internet. Nous les utilisons pour aller chercher des informations produites par d'autres ou encore pour communiquer avec les personnes et organismes avec lesquels nous étions déjà en relation. Nos frontières géographiques mentales se limitent toujours essentiellement aux contours du Québec alors que les enjeux locaux sont reliés au global. Oui on s'intéresse à l'international, mais plus tard, alors que les différents niveaux de la réalité s'imbriquent d'eux-mêmes au fur et à mesure qu'on intègre les TIC pour ce qu'elles sont dans nos pratiques.

Et alors qu'au Québec, nous n'avons à peu près plus que la Gazette des femmes en tant que média féministe papier visant à rejoindre un public non spécialiste, nous ne profitons que timidement d'Internet pour diffuser nos analyses, questionnements, informations... Ici, nous manquons d'autant plus de vision que, selon Who makes the news?, une étude de l'Association mondiale pour la communication chrétienne, les femmes ne représentent que 18% des sujets d'information dans les médias du monde, tandis que leur vie et leurs points de vue ne sont pas rapportés au même degré que les informations reliées aux hommes qui occupent le reste de l'espace médiatique.

Également, peu de féministes s'impliquent, tant au Québec qu'au Canada, dans le mouvement des logiciels et contenus libres, alors qu'il est capital que nous fassions front devant la surveillance électronique désormais orwellienne (voir à ce sujet La vie privée vient d'être abolie et Pour des raisons d'hygiène, cette toilette est sous surveillance vidéo) et des projets de loi tel que celui du Canada sur l'accès légal.


Womenspace



Le site de Womenspace traite des changements amenés par les TIC du point de vue de l'égalité des femmes. Des feuillets résument une partie des enjeux auxquels les femmes sont confrontées. Un ouvrage sur la cybergalité souligne une partie du travail accompli en ligne par les groupes de femmes. On a aussi accès à un guide expliquant comment exploiter Internet et les logiciels libres.


Quand l'arbre cache la forêt
Quand on touche aux TIC, c'est presque systématiquement qu'on se bute à une solide barrière culturelle. Les femmes se sentent d'autant moins concernées que ce sont surtout des hommes qui conçoivent les infrastructures, maîtrisent les TIC et prennent les décisions dans ce domaine. En 2004, il y a moins d'informaticiennes et de programmeuses qu'au début des années 1980. Beaucoup de femmes sont webmestres, mais peu s'identifient comme féministes et connaissent bien la culture des milieux féministes. Au Québec et au Canada, ne cherchez pas non plus de hackeuses féministes. Alors que nous sommes nombreuses à être formées en travail social, sociologie, politique, études féministes..., le mouvement des femmes manque de technos, de communicatrices, de créatrices, de réalisatrices de montages financiers, d'économistes aussi... tandis que les graphistes sont encore essentiellement formées pour produire des publications papier. Les jeunes féministes d'ici exploitent peu le potentiel d'Internet, alors que ça irait comme un gant à leur désir d'horizontalité et d'apporter leur contribution spécifique au féminisme. Pour sa part, premier branché, le milieu des études féministes exploite Internet presque toujours avec la souris collée au tapis. Les subventionneurs ne sont pas non plus nécessairement ouverts envers le développement d'une exploitation sensée des TIC par les groupes de femmes, en particulier quand il s'agit des grouvernements québécois et fédéral.

Manifestement, il y a de multiples fractures numériques : entre le Sud et le Nord, les femmes et les hommes, les filles et les garçons, les grands centres et les régions, les personnes handicapées et les autres, les personnes et organismes capables d'exploiter le potentiel offert par les TIC et les autres... Au bout? Augmentation des inégalités au niveau des possibilités de participer aux débats, de s'informer et d'informer, de se former, de trouver un emploi ou des contrats, d'avoir accès à des expertises, des réseaux, d'en développer...


La fracture numérique est peut-être à envisager comme la fracture entre ceux qui sont "acteurs" de la société de l'information et ceux qui "subissent" l'ère du tout-numérique. Les questions d'accès sont aussi des questions d'accès aux moyens de production (de sites, de textes, d'images, de logiciels) et d'accès à la formation... Parmi les pratiques actives, les pratiques d'échange, de mutualisation et de réseau sont parmi les plus fertiles. Mais à travers l'invention de pratiques actives, c'est la réinvention de la participation de l'individu au corps social qui est en jeu. L'Internet ne porte pas simplement des valeurs individuelles et de liberté, mais aussi des valeurs collectives et de partage, et c'est ce qui donne sa pertinence et son acuité à la question de la fracture numérique.


Alors qu'il serait grand temps d'agir, pour beaucoup de féministes québécoises, les TIC, c'est forcément quelqu'un-e d'autre qui doit prendre ça en charge, tandis qu'elles sont extrêmement peu nombreuses à s'intéresser aux enjeux, toujours parce que les TIC ne font pas partie intégrante de leur culture. Pourtant, elles se positionnent sur la santé des femmes sans ressentir le besoin d'être médecin ou infirmière. Les résistances au changement qui persistent sont légitimes et à la mesure de l'importance du changement lui-même, tandis que le manque de ressources et de temps les entretiennent. C'est humain, mais on peut quand même essayer de faire autre chose.


Ce que vous pouvez faire
La diffusion sans douleur dans Internet Participez au maintien et au développement du site de votre collectif ou groupe de femmes ou créez-lui un blogue, encouragez votre groupe à utiliser son site autrement qu'en tant que vitrine promotionnelle statique et mettez la main à la pâte. Ce n'est pas plus difficile que d'utiliser un logiciel de traitement de textes, vous verrez. En prime, ce sera un atout de plus dans votre cv.

Vous pourriez fort bien diffuser des communiqués et autres contenus d'actualité dans Netfemmes puis intégrer des liens vers ceux-ci dans la page d'accueil de votre site. Plus rapide encore : diffusez-les dans la listes de discussion netfemmes ou poliTIC et incluez des liens vers la page qui se crée automatiquement dans les archives de ces listes.

Prenez l'habitude de demander ou de créer vous-même une copie de vos publications en format pdf et courriellez-les à Cybersolidaires si vous n'avez pas de site Web. Les groupes de femmes des régions sont invités à transmettre leurs communiqués et infos sur leurs nouvelles publications et sur les événements qu'elles organisent à l'ORÉGAND à l'adresse oregand@uqo.ca. Il ne faut que quelques minutes pour rendre ce genre de document accessible sur Internet et intégrer un lien vers celui-ci dans une page Web. Donnez-en ensuite l'adresse dans la signature automatique de vos courriels. Il y a tant de moyens de sortir le travail que vous faites de la confidentialité sans l'alourdir pour autant.

Les femmes sont nombreuses à avoir besoin de se faire entendre et de faire voir leurs contributions spécifiques. Ça tombe bien : aujourd'hui, on peut faire beaucoup avec un minimum de connaissances techniques. C'est à votre portée d'alimenter les réseaux féministes et progressistes avec des annonces ou communiqués provenant du mouvement des femmes ou avec vos propres articles, photos... Bloguez comme le Collectif féminisme et démocratie, Cybermilitant, les Artsgricultrices, Lilith, ou pour obtenir des services de garde ou encore partager des expériences personnelles. Et pourquoi pas parfois aussi en direct des événements que vous passez des mois à organiser? Diffusez aussi dans le CMAQ et dans d'autres réseaux mixtes.

Encouragez les jeunes filles à s'orienter dans le domaine des TIC et mettez-vous à niveau sur les enjeux, qui ne sont pas plus difficiles à appréhender que d'autres. Il faut des ressources pour soutenir les groupes de femmes, les chercheuses et madames tout-le-monde : appuyez et faites connaître la plate-forme québécoise de l'Internet citoyen et la campagne internationale pour les droits à la communication dans la société de l'information.


Et si...
Et si au lieu de se sentir submergées par l'information, on s'organisait intelligemment et collectivement pour relever le défi pour l'utiliser plutôt pour nous propulser comme sur une planche de surf, sans louper les occasions de s'amuser et de voyager qui vont se présenter en cours de route? L'exploitation participative d'Internet réserve des surprises inattendues, vous verrez.

Et si ce faisant de plus en plus de femmes se sentaient concernées par ce qui se passe du point de vue des femmes des Amériques et du monde, tout en venant se joindre à des réseaux Internet, associations, collectifs, groupes de femmes...?

Et si en entendant de mieux en mieux les voix qu'on n'entend pas - jeunes, aînées, femmes autochtones, immigrantes, handicapées, travailleuses du sexe, itinérantes, femmes du Sud... - nous devenions nous-mêmes plus ouvertes à la diversité et à la complexité des enjeux et points de vue?

Et si en cours de route, le mouvement des femme intégrait de mieux en mieux la diversité et la complexité tout en s'habituant à remettre plus systématiquement en question ses pratiques et analyses, puisque la façon la plus sensée d'aborder la complexité implique de transformer notre façon d'aborder le monde et donc aussi de nous transformer nous-mêmes?

Et si en entendant ce que nous disent aussi nos propres résistances au changement, nous trouvions des moyens de sortir de la logique du plus petit dénominateur commun? Ne serions-nous pas mieux équipées pour changer le monde?



Contenu et mise en ligne : Nicole Nepton
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