F E M M E S   S A V A N T E S (1895)

par Joséphine Marchand-Dandurand

Dès la fin du XIXe siècle, on commence à discuter du droit des femmes d'accéder à l'instruction supérieure. L'exemple de plusieurs pays où les femmes fréquentent l'université est irrésistible. La Bonne Parole cite d'ailleurs des exemples internationaux dans chacune de ses livraisons, dans les rubriques "Chronique internationale", "Revue des revues" et "Notre courrier". Ce droit reste toutefois encore très théorique pour les Québécoises francophones, puisque la seule manière pour elles d'accéder à l'instruction supérieure est de fréquenter une université protestante. Il ne leur reste que le pensionnat dont le plus haut diplôme correspond à une scolarité d'environ onze ans. Néanmoins, des journalistes rêvent du jour où les femmes pourront poursuivre des études. De tous leurs écrits ressort une évidence : l'instruction supérieure des filles fait peur et est perçue comme une dangereuse intrusion dans l'univers masculin. Mais, pour elles, ce droit est inscrit dans l'histoire.


Joséphine Marchand-Dandurand Vous avez donc réellement peur, messieurs, que nous devenions des femmes savantes, ou "croyant l'être"? Rassurez-vous. Et si cette crainte est le secret de certaines hostilités hâtez-vous de rengainer.

Disons tout d'abord qu'on ne prend pas ici les armes au nom des "femmes savantes". Défendra qui voudra ces phénomènes si amusants, que je n'ai jamais rencontrés qu'au théâtre.

Il faudrait, pour aspirer au titre de "lettrée" seulement, une éducation plus complète que celle que reçoivent les femmes en ce pays. Il faudrait un entraînement, une discipline scolastiques moins rudimentaires, une atmosphère intellectuelle autre que celle qu'on respire ici pour espérer d'égaler dans les lettres françaises nos compatriotes d'outre-mer.

Nous avons, nous Canadiens français, isolés du berceau de notre nationalité au sein d'un élément étranger, ce malheur d'avoir quelque peu oublié notre langue. Cette ancienne et fidèle compagne, comme une amie négligée, a maintenant des secrets pour nous : elle semble revêtir, quand nous la rencontrons face à face, dans sa patrie ou dans les œuvres du génie français, un air de supériorité, ces façons différentes qui mettent une gêne dans les rapports entre étrangers ou bien entre gens qui ont cessé depuis longtemps de bien se comprendre.

C'est ce qui fait que ceux de nos écrivains qui ont le loisir et le courage de lutter avec une persévérance indéfectible contre la situation défavorable qui est faite aux littérateurs canadiens, ceux qui, ayant beaucoup de talent, se livrent à un travail opiniâtre peuvent seuls espérer d'occuper une place convenable dans les lettres françaises.

Nous n'ignorons pas combien d'efforts il nous reste encore à faire avant de devenir seulement instruites. Mais d'où vient que les hommes prennent comme une démarche agressive les tentatives que fait la femme pour s'élever? D'où vient qu'ils s'effarent à ce point quand nous parlons de changer notre train de frivolités en une vie plus sérieuse?...

Si la terreur de se voir égalés ou surpassés les inspirent, qu'ils nous permettent encore une fois de calmer leurs alarmes. Nous sommes si éloignées de leur porter ombrage que quand nous parlons d'étudier ou de cultiver la littérature, nous n'entendons que dissiper un peu les voiles de notre profonde ignorance.

L'aveu nous est pénible, mais l'inquiétude du sexe supérieur, où "croyant l'être", l'exigeait. Par conséquent, avec ou sans la permission de ces messieurs, nous continuerons de chercher à nous instruire, sans craindre l'excès qu'on a de la croire si près de nous.

[Source : Madame Dandurand, Nos travers, Montréal, Beauchemin, 1924, p. 42-43.]

REPÈRES : La place des femmes à l'université au 20e siècle, Bilan du siècle, Université de Sherbrooke



© Éditions du remue-ménage, 2003

Édition Web et mise en ligne : Nicole Nepton, 2 août 2004
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