T R A V A I L   É G A L  -  S A L A I R E   É G A L  (1917)

par Éva Circé-Côté

Les femmes envahissent, au moment de la guerre, des secteurs d'emploi traditionnellement masculins. Au Monde ouvrier, Éva Circé-Côté n'hésite pas à réclamer "À travail égal, salaire égal". Elle s'insurge également contre la discrimination exercée contre les vendeuses des grands magasins, en particulier quant à la répartition des postes et des salaires. En effet, des chefs de rayons ont pour seule fonction de surveiller les vendeuses et de s'assurer que la clientèle féminine est bien servie.


Femmes travaillant dans une usine de munitions. Archives nationales du Canada Pourquoi les femmes qui font un travail aussi pénible que les hommes ne seraient-elles pas aussi bien rémunérées?

La question féministe est devenue une question économique. La femme aujourd'hui ne réclame plus le droit au travail et l'on prévoit qu'avant peu elle demandera à grands cris le droit au repos. Ce qu'elle doit exiger, c'est à travail égal, salaire égal. Une chose certaine, c'est que si l'on emploie plus de femmes partout, on ne les paie pas mieux qu'autrefois et toujours moins que les hommes. La cuisinière a un traitement inférieur au cuisinier, la femme de peine à l'homme de charge. Pourquoi ces rétributions inégales si les uns et les autres rendent les mêmes services?

De telles injustices ne sauraient laisser indifférents ceux qui s'intéressent au relèvement économique de la femme. C'est juste qu'une disproportion dans l'ouvrage se traduise par une disproportion de salaire. Mais lorsque le travail de la femme est aussi prolongé, aussi pénible, aussi productif que celui de l'homme, pourquoi ne seraient-ils pas aussi bien rémunérés l'un que l'autre?

La raison et l'égalité font un devoir au patron d'égaliser les salaires des deux sexes. Parce que payer la femme moins cher que l'homme, c'est violer les lois les plus élémentaires de l'humanité, c'est subordonner sans raison le sexe faible au sexe fort. Remplacer à l'atelier l'ouvrier par l'ouvrière, parce que celle-ci est payée moins cher, c'est l'homme en définitive qui se trouve à en souffrir, puisque les positions se feront plus rares pour lui, c'est aviver la concurrence entre la main-d'oeuvre féminine et la main-d'oeuvre masculine, c'est désunir deux forces faites pour s'aider, pour s'entendre. Quand vous entrez dans nos magasins à rayons, vous êtes immédiatement frappé par une anomalie qui vaut la peine de s'y arrêter pour en analyser les causes.

Les jeunes filles dominent dans le personnel par le nombre, mais non par l'importance. Il y a dix demoiselles de magasins contre deux commis. Il y a un personnage qui fixe immédiatement votre attention, car tout magasin qui se respecte doit avoir un de ces bellâtres, pommadés, frisés, la bouche en coeur, obséquieux et louvoyants, qui ont pour mission d'accueillir les dames avec un sourire engageant, de les guider vers le rayon où se trouvent les articles qu'elles désirent, en leur débitant un compliment fadasse, quand elles sont jolies ou des réflexions sur la pluie et le beau temps, si elles ont dépassé de plusieurs lustres la saison printanière. Le "floor walker", le commis de réception, si l'on veut bien, est un objet décoratif, si l'on veut, mais aussi nécessaire que la psychée et les mannequins et il jouit d'une aussi haute considération qu'autrefois le suisse chamarré d'or de Notre-Dame. Précisément parce qu'il est inutile, il jouit d'un immense prestige. Pour les clientes huppées seulement, il daignera donner son goût et déplier le corset pour en souligner les contours harmonieux avec un oeil égrillard. Puisque cette charge est honorifique et reconnue d'une importance capitale, pourquoi ne serait-elle pas remplie par une femme?

Vous me direz qu'il appartient aux paons de faire la roue, surtout devant toutes ces oiselles, [...] que des centaines ne viendraient pas "bargainer" si elles n'étaient attirées, folles petites mouches, par les lèvres mielleuses et le bras arrondi de cet Apollon de faubourg, haut de six pieds, pas un pouce de moins, et d'une encolure de taureau, la douceur alliée à la force, celui qui se stéréotype dans ces cervelles d'évaporées. Mais enfin, si tous les patrons de magasins s'entendaient pour que cette position qui comporte un salaire de douze cents dollars et plus soit attribuée à des femmes, les plus anciennes employées pour qui ce serait une promotion. [...] La morale certes y gagnerait, car ce coq parmi les poulettes ne me dit rien de bon. Je le crois capable, sinon d'abuser de son influence sur les chefs pour faire tenir en suspicion les fillettes récalcitrantes à ses yeux en coulisse, du moins de briser des coeurs timides, de créer des rivalités [...].

[Source : Julien Saint-Michel, The Labor World/Le Monde ouvrier, 25 août 1917, p. 1.]



© Éditions du remue-ménage, 2003

Édition Web et mise en ligne : Nicole Nepton, 2 août 2004
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