A I M O N S - N O U S   L E S   H O M M E S ?  (1982)

par La Vie en rose

Le choix de publier une table ronde avec des féministes lesbiennes dans La Vie en rose à l'été 1982 suscite des remous au sein de l'équipe du magazine. L'éditorial de ce même numéro précise à cet égard la position de l'équipe. Intitulé "Aimons-nous les hommes?", ce texte explique comment "il y a bien d'autres façons de voir la vie en rose que celle qu'avait trouvée Edith".


La Vie en rose, septembre 1984 Des yeux qui font baisser les miens
Un rire qui se perd sur sa bouche
Voilà le portrait sans retouche
De l'homme auquel j'appartiens
Quand il me prend dans ses bras
Qu'il me parle tout bas...
Edith Piaf

Depuis que la revue existe, et même bien avant, depuis que plusieurs femmes se disent féministes, on n'a jamais cessé de nous poser la question : Aimez-vous les hommes? À toutes, à chacune, aux femmes de l'équipe, par personne interposée, dans les bars, dans les soupers de famille, dans les parties. Par téléphone et par lettre.

La question a d'innombrables variantes. Des plus subtiles aux plus grossières. Pourquoi refusez-vous les hommes à LA VIE EN ROSE? Est-ce qu'il y en a parmi vous qui refusent de parler aux hommes? Est-ce que les lesbiennes sont plus nombreuses que les hétéros? Pourquoi détestez-vous les hommes?...

À première vue, la question nous a semblé simplement idiote. Mais à force de nous emmêler dans nos réponses et de bafouiller, à force de malaises et de boutades, nous avons finalement compris qu'elle n'avait rien d'anodin et qu'elle méritait qu'on s'y arrête. Car Aimez-vous les hommes?, c'est une fausse question et une question fondamentale.

D'abord, quels hommes? Reagan, Jean-Paul II, Trudeau, Lévesque, Maître Émile Colas, Docteur Jean-Yves Desjardins? Le facteur, le voisin d'en face, les chauffards, les policiers, les officiers, les violeurs, les patrons, nos pères, nos frères, chacun de nos abonnés? Tous ensemble ou séparément? Dans l'autobus, en tête à tête, en photo ou dans notre lit?? Avec du ketchup ou de la moutarde?

Une fausse question parce que, posée publiquement à une féministe, il va de soi qu'on attend un oui clair et enthousiaste ou un rire rassurant, comme si on nous offrait la chance de nous disculper enfin! Car nous sommes suspectes, il faut le dire. Féministes passe encore, mais il faut pouvoir séparer le bon grain de l'ivraie. Sommes-nous des femmes sérieuses, raisonnables, intelligentes, normales, et avons-nous du sens? Le bon sens, la raison, le sérieux, et l'intelligence pour une féministe, c'est d'aimer les hommes! Ou sommes-nous complètement hystériques, démentes et agressives, comme ces lesbiennes radicales qui haïssent les hommes?

Vous en doutez? Faites le test. On vous pose la question : Quand même, vous aimez les hommes? Vous répondez : Non, honnêtement, je n'aime pas les hommes. Je préfère les femmes. Ou : Vous savez, bien honnêtement, ils me sont parfaitement indifférents. Et observez la réaction. C'est très instructif! Et c'est précisément là que la question devient fondamentale.

Les femmes n'ont pas le choix d'aimer les hommes. En général, il faut les aimer. Cela va de soi. Cela est normal. Même si ce sont eux, les hommes en général, qui nous violent, nous battent, nous pornographient, qui refusent de nous engager parce que nous sommes des femmes, nous congédient parce que nous refusons de servir le café, nous méprisent, nous ignorent, nous donnent leurs enfants à élever et leurs petites culottes à laver, nous excluent systématiquement des sphères de l'argent et du pouvoir. Il faut les aimer, parce qu'ils ne sont pas tous pareils, parce qu'ils ne sont pas tous responsables et qu'il ne faut surtout pas généraliser. Peut-être, effectivement, ne devons-nous pas généraliser. Mais pourquoi alors nous faudrait-il dire que nous aimons les hommes en général?

Et pourquoi est-il si mal vu d'aimer les femmes? Pourquoi nous a-t-on appris à nous méfier des femmes en général? Pourquoi nous a-t-on répété toute notre vie qu'un homme méritait le Grand Amour et non pas une femme? Pourquoi n'avons-nous pas eu le choix? Pourquoi oublions-nous si vite que nous ne l'avons pas eu? Parce qu'avec un peu de chance nous avons pu choisir un homme, et avec un peu de culot, nos hommes??? Mais il s'agit de chance et non de choix!


Le premier lavage de cerveau

L'hétérosexualité n'est pas un choix. C'est un mode de vie. Obligatoire. Une institution, la mieux défendue qui soit, la plus raffinée parce qu'elle nous laisse l'illusion de la liberté. Mais comment prétendre sérieusement avoir choisi l'hétérosexualité alors que nous sommes soumises dès notre plus tendre enfance à un lavage de cerveau intense? Comment savoir ce que nous aurions choisi, si nous avions été élevées par une, deux ou plusieurs lesbiennes? Si nous avions toujours su que les femmes peuvent s'aimer, aimer faire l'amour ensemble, se trouver attirantes et passionnantes? Et si le monde entier avait accepté d'emblée cet amour?

Mais l'hétérosexualité est le mode de vie dominant et le reste devient la marginalité, ce qu'il faut tolérer, accepter tant bien que mal ou, du moins, ne pas trop discriminer. Ne vivons-nous pas dans une société libérale? Marginalité que l'on nomme, autant pour les hommes que pour les femmes, homosexualité, les englobant tous deux sous un même chapeau, comme s'il n'y avait pas de différence fondamentale entre les homosexuels et les lesbiennes et qu'il suffisait d'ajouter un le entre parenthèses pour que tout soit dit sous le parapluie gai.


Un levier de pouvoir

En tant que féministes, nous pensons que ce n'est jamais la même chose pour une femme que pour un homme d'être hétérosexuelle. Bien que les gestes soient semblables : séduire, faire l'amour, se marier, vivre avec une personne, faire des petits, les élever, vieillir... Ils ne signifient jamais la même réalité. Pour les femmes, l'hétérosexualité est l'ornière bien tracée qui mène au travail ménager gratuit, puisque c'est la forme spécifique que prend l'amour des femmes pour les hommes.

C'est là que notre existence comme féministes hétérosexuelles, ou comme féministes lesbiennes s'avère plus qu'une défiance, plus qu'une marginalité, au sens courant de l'homosexualité masculine; c'est bien une rupture profonde avec notre rôle de femmes à l'intérieur de l'institution de l'hétérosexualité. C'est pourquoi, à LA VIE EN ROSE, nous croyons important d'affirmer une position pro-lesbienne, et non pas simplement anti-discriminatoire ou anti-hétérosexiste : le lesbianisme est une désobéissance, une rébellion fondamentale contre le diktat : "Il faut aimer les hommes", et donc le refus catégorique d'un mode de vie obligatoire.

La question n'est pas de savoir s'il faut être lesbienne pour aimer les femmes, pour être féministe. Il est évident que toutes les femmes peuvent être féministes, peu importe avec qui elles couchent. Mais l'existence des lesbiennes donne à toutes les femmes la possibilité de vivre l'hétérosexualité avec plus de liberté et moins d'obligations, et ultimement la possibilité de choisir.

Le lesbianisme est donc un levier de pouvoir important pour toutes les femmes. De la même façon que l'existence des groupes autonomes de femmes a accru le pouvoir des femmes à l'intérieur des groupes progressistes mixtes (syndicats, organismes populaires), et finalement celui de toutes les femmes, en leur offrant une alternative, le choix d'un autre lieu où mettre leur énergie.


Les voies de la déviance

Il y a bien des façons de refuser la contrainte à l'hétérosexualité. D'abord refuser de cautionner l'illusion qu'elle est un choix. Puis refuser de se marier, refuser d'avoir des enfants, refuser d'être aimable "a priori" avec les hommes, refuser de faire du travail gratuit au nom de l'amour d'un homme, refuser d'interrompre une conversation passionnante avec une femme parce qu'un homme nous aborde...

Affirmer d'autre part que toutes les relations sont possibles et souhaitables avec les femmes et sur tous les plans : politique, social ou sexuel, au travail, en amitié ou en amour. Cette rupture peut être hautement subversive, si nous prenons bien garde de ne pas la colmater nous-mêmes en répétant : "Oui, j'aime les hommes". Car à quoi sert-il de déchirer la camisole de force si c'est pour la recoudre nous-mêmes?

S'ils ont peur de se retrouver seuls dans leur lit et dans leur vie, ils n'en seront que plus attentifs. Et si nous avons la possibilité d'aller ailleurs, nous n'en serons que plus libres et plus fortes, car...

"Ce que les hommes craignent, en fait, c'est non pas que les femmes leur imposent leur appétit sexuel, qu'elles veuillent les dévorer ou les étouffer, mais plutôt la possibilité qu'elles soient parfaitement indifférentes à leur égard, qu'ils n'aient accès aux femmes sexuellement, affectivement, qu'aux conditions de celles-ci, au risque d'être éconduits hors de la matrice1."

Ne savons-nous pas, désormais, qu'il y a bien d'autres façons de voir la vie en rose que celle qu'avait trouvée Edith?

[Source : La Vie en rose, juin-août 1982, p. 4-5.]

1. Cette citation est tirée d'un texte d'Adrienne Rich, théoricienne féministe américaine, paru en traduction dans Nouvelles Questions féministes de mars 1981, intitulé : "La contrainte à l'hétérosexualité et l'existence lesbienne". Ce texte est à la base de notre réflexion.



© Éditions du remue-ménage, 2003

Mis en ligne le 8 janvier 2005 par Nicole Nepton
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