LETTRE À MARIE "QUI N'EST PAS FÉMINISTE" (1984)

par Martine D'Amours

Le texte suivant, écrit sous la forme d'une lettre à une "ménagère", est extrait d'un dossier de la revue Vie ouvrière, "Luttes populaires, luttes de ménagères". Dans cette lettre, l'auteure démontre à son interlocutrice qui-n'est-pas-féministe que si les femmes forment le gros des effectifs des groupes populaires, c'est qu'en réalité elles luttent sur le "premier terrain" qui leur est assigné : cuisine, maison, famille. C'est "le point de départ des luttes de femmes". Elles militent pour améliorer et maîtriser leurs conditions de travail. Dans cette perspective, la revendication du droit à l'aide sociale, "ce n'est pas seulement une lutte pour le droit de vivre et d'exister, c'est aussi une revendication de la reconnaissance du travail effectué à la maison, auprès des enfants".


Oui, je sais, tu n'es pas féministe. Tu me l'as déjà dit bien des fois, comme d'ailleurs auraient pu le dire la plupart des Marie que j'ai rencontrées pour la première partie de ce dossier. Tu n'es pas "féministe" et tu ne veux pas que je fasse de ta lutte "une lutte de ménagères frustrées". Tu l'as dit. Comme ta belle-sœur secrétaire qui a rajouté : "Ne me parle pas du travail ménager; moi je m'en suis sortie, je travaille!". Et tu as conclu par un "non, on n'est pas féministes, on n'aime juste pas se faire marcher sur les pieds".

Au fond, Marie, ça n'a pas tellement d'importance pour moi que tu te dises féministe ou pas. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir que tu luttes, c'est de voir le nombre de femmes qui luttent et le nombre de lieux où elles luttent. Et en refaisant un petit tour d'horizon, ça m'amène à penser à des choses. La première, c'est que le point de départ des luttes des femmes, c'est souvent la cuisine et les conditions de travail qui y sont rattachées. Ou, plus largement, si tu préfères, la première prise de conscience prend souvent racine dans le rôle de mère, le rôle de gestion du quotidien d'une famille.

Je pense ici à Irène. Je ne crois pas que tu la connaisses. Irène est conseillère municipale dans un petit village du Lac St-Jean; elle a mis sur pied un mouvement action-chômage et plein d'autres affaires dans sa région. Sais-tu comment elle a commencé à lutter? Eh bien, elle avait sept enfants qui devaient porter, règlement oblige, des chemises blanches pour aller à l'école. Alors, pour satisfaire aux exigences, Irène lavait et repassait des chemises blanches jusqu'à une heure du matin. Jusqu'au jour où elle s'est dit : "C'est fini, si demain ils ont pas une chemise blanche, ils en auront une bleue. Moi je vais me coucher." Elle venait de se révolter contre le fait que l'école lui dictait comment et jusqu'à quelle heure travailler. Son engagement au comité d'école est venu de là. C'est le même déclencheur qui l'a amenée à lutter contre la concentration des usines laitières dans sa région. "Parce que c'est moi qui mettais le lait, le beurre et les œufs sur la table, dit-elle, je savais ce que ça coûtait et je savais qu'avec la concentration des usines laitières les produits coûteraient encore plus cher au consommateur, sans mettre plus d'argent dans la poche du petit producteur." Moi je dis qu'Irène est devenue militante à partir de sa cuisine, à partir des injustices découvertes à même son travail de mère.

Même chose pour Rollande qui, assistée sociale avec cinq enfants, a commencé à s'unir à d'autres mères chefs de famille, d'abord et avant tout parce qu'elle ne pouvait pourvoir seule aux besoins de ses enfants. Elle n'avait pas assez d'argent pour acheter des vêtements neufs, pour payer les loisirs. Alors elle a revendiqué - et obtenu - que son fils et les autres enfants d'assistés sociaux du coin puissent fréquenter gratuitement le camp des louveteaux. Avec d'autres, elle a mis sur pied un service d'entraide pour les vêtements et les meubles. (En passant, ce service existe encore, 14 ans plus tard, et il s'autofinance.) Ces premiers engagements ont petit à petit amené Rollande à l'ACEF (Association coopérative d'économie familiale), à l'ADDS (Association de défense des droits sociaux) et aujourd'hui, à l'Association du personnel domestique.

Vois-tu Marie, les femmes luttent sur leur terrain. Quel est le premier terrain qu'on a assigné aux femmes? La cuisine, la maison, la famille. Eh bien, les femmes luttent pour avoir des conditions de travail décentes (logement, loisirs); elles luttent pour contrôler leurs horaires de travail et parfois pour avoir une part de possession des moyens de production (la maison); elles luttent pour que ce travail ne les appauvrisse pas totalement, ne les rende pas totalement dépendantes; elles luttent pour ne pas se faire enlever leur principale production (les enfants), quand leur existence même est menacée par la guerre... Les femmes luttent pour améliorer et contrôler leurs conditions de travail, tout comme leurs maris et leurs ami-e-s travailleuses et travailleurs luttent, à l'usine ou au bureau, pour améliorer les leurs.

Ça expliquerait alors pourquoi les femmes forment le gros du membership des organisations populaires. Quand on travaille à la maison, le logement n'est pas seulement un lieu de passage, c'est une shop; les garderies, les loisirs et les espaces verts, ce n'est pas un luxe, c'est le seul moyen de ne pas virer folle avec ses enfants et d'avoir une meilleure relation avec eux. La lutte contre l'agent de Bien-être, ce n'est pas seulement une résistance au mépris, c'est aussi une lutte contre le Super-mari qui veut contrôler ta vie. La revendication d'un chèque de BES (Bien-être social) plus décent, ce n'est pas seulement une lutte pour le droit de vivre et non d'exister, c'est aussi une revendication de la reconnaissance du travail effectué à la maison, auprès des enfants. La lutte contre la pauvreté des personnes âgées, ce n'est pas seulement le refus d'être mis de côté dès qu'on n'est plus productif, c'est aussi une lutte de femmes qui ont travaillé toute leur vie, sans salaire, et qui n'ont donc pu mettre d'argent de côté pour la retraite... Tu vas me demander si le point de vue des femmes traverse, de cette façon, les luttes des organisations populaires. Ça c'est une bonne question...

Cette hypothèse que les femmes luttent d'abord et avant tout sur leur terrain expliquerait aussi pourquoi tant de femmes, individuellement ou collectivement, réclament une reconnaissance financière de leur travail, pourquoi tant de femmes éprouvent ce besoin de se rencontrer entre elles sur la base de leur vécu. Les femmes et les hommes n'auraient-ils pas le besoin de réfléchir à des choses séparément, les femmes entre elles et les hommes entre eux, tout simplement parce qu'ils et elles ne vivent pas les mêmes conditions? C'est une autre question. Ce sont deux questions, en fait, que j'ai le goût de poser à du monde autour de moi. Si ça te tente, fais la même chose de ton bord.

Je te laisse, bonne lutte! (En fait, je ne sais pas si tu sais mais t'es en train de révolutionner la planète : comment veux-tu que les boss puissent exploiter aussi facilement ton mari à l'usine si toi tu te mets à réclamer un revenu, un logement décent; une retraite payée?)

Tendresses
Martine

[Source : Vie ouvrière, no 175, janvier-février 1984, p. 44-46.]



© Éditions du remue-ménage, 2003

Mis en ligne le 9 janvier 2005 par Nicole Nepton
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