D ' A B O R D   U N E   B A T A I L L E   D E   F E M M E S  (1985)

par Édith Pariseau

Au début des années 1980, une conjoncture économique difficile entraîne le gouvernement péquiste à diminuer de 20% les salaires des employé-es de l'État. Dans l'univers des services publics, les femmes salariées sont particulièrement touchées. Les militantes de la CSN, où se retrouve le plus grand nombre des salariées des services de santé, sont vigilantes pour souligner de quelles manières toutes les femmes sont visées par ces coupures dans les services publics : travailleuses, dispensatrices de soins et utilisatrices. Le texte suivant, écrit en marge d'une réforme du régime de négociation, a été publié dans La Vie en rose. Il provient de l'Équipe information secteur public de la CSN.


29 janvier 1983: Manifestation de 35.000 syndiqué-es de la fonction publique devant le Parlement, à Québec Lors du célèbre conflit à l'hôpital psychiatrique de St-Ferdinand d'Halifax, le ministre des Affaires sociales Camille Laurin avait parlé sans frémir des "ouvriers de St-Ferdinand"! Méconnaissance ou lapsus révélateur? La propagande gouvernementale concernant le secteur public obéit à une constante : elle est asexuée ou plutôt encore masculine. Le gouvernement masque ainsi le vrai visage des "travailleurs" du public (et il faut admettre que cela n'a pas provoqué dans le passé trop de protestations des organisations syndicales). L'image de "privilégiés-égoïstes-paresseux-préoccupés-de-leurs-seuls intérêts" dont sont affublé-e-s les travailleuses et travailleurs des services, depuis quelques années, serait plus difficile à faire gober si le gouvernement avouait qu'il s'agit aux deux tiers de femmes : 225 000 des plus de 350 000 syndiqué-e-s.

La mise en place de services collectifs d'éducation et de santé, à la fin des années 60, a marqué la naissance du Québec moderne. Et c'est presque "naturellement" que les femmes ont eu accès à ce nouveau marché du travail : il était le prolongement rémunéré de tâches qu'elles accomplissaient gratuitement à la maison. Du même coup, nombre de Québécoises parvenaient à une autonomie financière dépassant enfin le seul salaire d'appoint. Ces emplois, elles ont réussi à les revaloriser par la force de leur nombre organisé. Les travailleuses des secteurs public et parapublic représentent aujourd'hui quelque 80% de toutes les femmes syndiquées au Québec.


Garder sa job et la faire bien

Depuis dix ans, le gouvernement a pratiqué une politique systématique de compressions budgétaires dans les services publics. Il a d'abord prétendu couper "dans le gras". Une fois "décharnés", les services ont continué d'être la cible de coupures pour atteindre aujourd'hui un seuil critique. Comment cela se traduit-il dans la réalité quotidienne de celles et ceux qui dispensent ces services diminués?

15 000 postes éliminés dans le seul réseau des Affaires sociales depuis une décennie, au moment où les besoins vont croissant; la multiplication pas toujours souhaitée du temps partiel (près de la moitié des effectifs de ce secteur); les soins minutés dont on s'étonne qu'ils soient déshumanisés... Résultat : les travailleuses vivent une surcharge constante de travail, combinée à la culpabilité de ne pas faire bien son travail. Un travail avec des personnes généralement dans le besoin.

Et puisque les femmes sont également les principales utilisatrices des services sociaux et de santé, ce sont elles qui devront attendre plus longtemps à l'urgence avec un enfant malade, compenser pour l'absence de services spécialisés à l'école, s'occuper des convalescents ramenés trop tôt à la maison faute de place à l'hôpital. Comme le soulignait une consœur : "Un emploi de femme coupé signifie tout simplement une travailleuse surchargée de plus et une femme de plus qui fera le même travail pour rien à la maison".

Qu'il s'agisse de la diminution généralisée des services d'obstétrique dans les hôpitaux, de la réduction alarmante du nombre de professeures pour former nos filles au niveau de l'enseignement supérieur (en 1981-82, on comptait 35,1% d'enseignantes au collégial et 16,1% à l'université), ou encore de vivre dans l'attente angoissée d'un téléphone quand on est une jeune travailleuse "sur appel", l'emploi est l'enjeu majeur de cette nouvelle ronde de négociations. Ce n'est rien de moins qu'une question de préserver l'autonomie durement conquise et d'avoir les moyens de bien s'acquitter de son travail en étant plus nombreuses à le faire.


"Avancez en arrière"

27 mai 1989: Des milliers de militantes de la CSN participent à Montréal à une première manifestation pour l'équité salariale La stratégie gouvernementale à l'endroit du secteur public a été bien orchestrée. Lors de la dernière ronde, une campagne de dénigrement visant les salarié-e-s a envahi les pages des médias. Jouant sur la culpabilité, une donnée qui nous est bien familière, l'appareil gouvernemental a tenté d'amener les travailleuses à se sentir coupables d'être sur le marché du travail, coupables d'avoir des conditions de travail relativement correctes, coupables de ne pas donner tous les services qu'on attend d'elles.

Cette fois, le gouvernement juge le moment tout à fait choisi pour tenter de changer radicalement les règles du jeu de la négociation. Les employé-e-s se sont vu offrir, en guise de vœux de Noël, un projet de loi parrainé par le ministre Michel Clair, responsable du Conseil du Trésor, proposant un nouveau régime de négociation. Il s'agit d'imposer, par voie législative et pour longtemps, une mécanique de négociation réduisant à néant l'expression d'un rapport de force pour ce contingent fortement syndiqué de travailleuses.

Le projet Clair prévoit que tout ce qui touche directement la vie quotidienne au travail (mouvements de personnel, organisation du travail...) fera l'objet de négociations locales, établissement par établissement, et selon des échéances différentes d'un milieu de travail à l'autre. Ce serait consacrer l'effritement de la négociation dans le temps et dans l'espace. Plus encore, on retournerait 20 ans en arrière, à l'époque du triste règne des disparités régionales et sectorielles, tant dans les conditions de travail que dans la qualité des services à la population.

Quant aux salaires, ils ne seraient pas négociables mais plutôt décrétés par le Conseil des ministres à partir d'une comparaison avec le salaire moyen dans le secteur privé. Sachant que les femmes du secteur public ont réussi à réduire à 17% l'écart de salaires entre hommes et femmes, alors qu'il est de 36% dans le secteur privé, c'est faire l'autruche que de prétendre que les femmes ne sont pas particulièrement visées.

Perdre son emploi pour une travailleuse du réseau de la santé ou de l'éducation, ça ne donne pas de travail aux plus démunies, ça ne fait qu'une démunie de plus.


Un monde de femmes

L'ampleur de l'offensive gouvernementale a suscité une réplique du mouvement syndical à la mesure de la situation. Une unanimité historique s'est créée pour le retrait du projet Clair. Elle a pris forme dans la Coalition pour le droit de négocier, réunissant les plus de 350 000 syndiqué-e-s du secteur public, issu-e-s de 19 organisations syndicales.

Il y a quelque vingt années, les infirmières de l'hôpital Sainte-Justine luttaient, en tant que professionnelles, pour obtenir un droit de regard sur la qualité des services. Depuis lors, les travailleuses du secteur public ont toujours persisté dans leur quête de conditions de travail et de services décents. Au moment où le gouvernement propose un retour en arrière, il y a tout à parier que, malgré la fatigue de la surcharge, les femmes seront encore une fois au premier rang pour résister. Mais, cette fois, c'est aussi en tant que femmes, solidaires avec d'autres femmes non syndiquées ou bénéficiaires, qu'elles sont déterminées à s'affirmer. Voilà une tournure que le gouvernement devrait redouter.

Peu importe les moyens utilisés pour le reléguer aux oubliettes et bien que le "privé" soit l'apanage des femmes, le secteur public n'en reste pas moins un monde de femmes. Qu'il s'agisse de celles qui dispensent les services, de celles qui les reçoivent ou encore de celles qui devront les assumer à la maison, les femmes sont au cœur de cette nouvelle bataille, pour elles-mêmes et pour toutes les autres.

[Source : La Vie en rose, avril 1985, p. 18-19.]



© Éditions du remue-ménage, 2003

Mis en ligne le 1er octobre 2004 par Nicole Nepton
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