La féminisation linguistique :
 N O M M E R   N O T R E   P R É S E N C E   A U   M O N D E

par Élaine Audet
la version intégrale de l'article publié dans le numéro de mars 2001 de L'aut'journal

Alors que sous la poussée des études féministes partout dans le monde, on tente de réinsérer les femmes dans l'histoire, il existe encore une résistance acharnée à leur nécessaire insertion dans la langue. La féminisation, c'est la bête noire non seulement des dinosaures de l'Académie française et des machos, mais aussi de nombreuses femmes. Dans un essai rigoureux et d'un humour rafraîchissant, la linguiste Louise-Laurence Larivière espère porter le coup fatal à ce préjugé tenace. Espérons que le ridicule tuera enfin la bêtise.

Dans son livre intitulé "Pourquoi en finir avec la féminisation linguistique" dont je préfère le beau sous-titre "ou à la recherche des mots perdus", l'auteure affirme qu'on ne peut être égale sans être visible. Jusqu'à tout récemment, la langue s'est contentée de refléter et de renforcer l'invisibilité sociale des femmes dans les sociétés patriarcales. Pourtant, elle pourrait s'adapter aux transformations sociales touchant les femmes comme elle l'a fait rapidement avec les changements technologiques et scientifiques.

Larivière réussit admirablement à démonter tous les mécanismes de la mauvaise foi qui permettent encore au masculin de l'emporter sur le féminin. On continue à écrire sans broncher : "un cochon et cinquante femmes sont morts dans la tempête", à refuser le terme "écrivaine" à cause de la finale "vaine", le "vain" dans écrivain portant, bien sûr, la noblesse du masculin qui ne peut que rendre sa vanité valeureuse et enviable! Comme le dit Benoîte Groult, le blocage ne se trouve pas dans les mots mais dans la tête de ces femmes qui semblent avoir "intégré la notion d'infériorité congénitale de leur sexe" en refusant de féminiser leur titre "pour ne pas ternir le prestige de la profession".


Égales et visibles

La langue reflète les structures, les préjugés et les rapports de force inhérents à toute société. Alors que les femmes occupent de plus en plus la place qui leur revient sur le plan social, cette réalité continue à être obstinément ignorée sur le plan linguistique. Le refus de la féminisation tend à renvoyer les femmes dans la marginalité et à leur nier toute identité propre. Il est évident qu'en reflétant les changements sociaux, la langue transformera à son tour les mentalités.

À bon escient, l'auteure cite Louise Harel, du temps de son engagement féministe : "La liberté d'afficher dans n'importe quelle langue, par exemple, comme la liberté de n'utiliser que le neutre, c'est-à-dire le masculin, est en fait la liberté de celui qui domine" (p. 65).

Larivière fait adéquatement la démonstration que ce n'est pas la langue qui fait obstacle à la féminisation mais la société et les mentalités rétrogrades. Elle affirme que "la langue a tout ce qu'il faut, grammaticalement parlant, pour féminiser les noms, sa morphologie étant parfaitement équipée pour traduire la distinction en genre des noms de métiers et de fonctions" et pour former de nouveaux féminins en offrant une abondance de possibilités." (p. 30) Ainsi, il est tout à fait possible d'éviter la préséance d'un genre sur l'autre en formant le féminin et le masculin à partir d'un radical invariable.

Elle dénonce la confusion créée par l'utilisation du mot "homme" comme terme générique englobant les hommes et les femmes et par la prétendue neutralité du masculin. Tous les grammairiens le disent, en français, il n'y a pas de neutre, comme dans certaines autres langues, mais deux genres le féminin et le masculin avec lesquels l'accord se fait. Le pseudo neutre-masculin n'inclut d'ailleurs plus le féminin lorsque les intérêts du sexe "fort" sont en jeu. Ainsi, en France, on a longtemps refusé tout droit politique aux femmes, sous prétexte que le terme "Français" dans la Constitution ne signifiait que le sexe masculin!


Qui a peur de la féminisation ?

La masculinisation systématique de la langue n'est pas innocente, mais vise à rendre invisible la présence des femmes tant dans la langue que dans le monde. Comme le souligne Larivière, les titres professionnels féminisés ne paraissent menaçants qu'aux hommes qui craignent que les femmes occupent leurs postes et acquièrent autant ou plus de pouvoir, de gloire et de rémunération qu'eux. Ils confirment ainsi que ce qui est nommé existe!

La féminisation fait également peur à certaines femmes qui ont accepté de vivre par procuration. Elles craignent de perdre le prestige qui leur vient du statut "supérieur" de leur mari ou de se voir comparée défavorablement à celles qui sont indépendantes. Quant aux femmes qui ont déjà un certain pouvoir dans la société, elles ne veulent pas compromettre leur situation en se démarquant comme femmes. Elles préfèrent s'identifier et se solidariser avec le sexe dominant plutôt qu'avec leurs semblables qui luttent pour la reconnaissance dans tous les domaines.

Pour que ça change, pour que la féminisation des mots nous paraisse familière, il importe nous dit Larivière, de mettre en pratique les règles de la féminisation dans nos écrits et qu'il y ait des cours sur la féminisation linguistique dans tous les programmes de français. Pour en savoir plus sur la façon de féminiser, on pourra commander le livre numérique via internet, "Comment en finir avec la féminisation ou Les mots pour la dire", que l'auteure y publie aux Éditions www.00h00.com.


Une réserve superflue

En terminant, je dois dire que je n'ai pas compris pourquoi l'auteure débute son excellent ouvrage en professant qu'il n'est pas militant, qu'"il n'est pas nécessaire d'être femme ou féministe à tout crin" pour traiter de féminisation et enfin de nous assurer qu'elle s'appuiera "sur des considérations linguistiques et non sur des "états d'âme". Dans une même lancée, elle affirme aussi que la féminisation n'est pas née "du cerveau enflammé des féministes québécoises". Une telle démarcation par rapport à la recherche féministe serait-elle devenue nécessaire aujourd'hui pour que la critique officielle parle d'un livre?

Pareilles réserves ne font, pour moi, que renforcer les préjugés face aux recherches féministes et aux écrits militants. Personne ne remet en question le sérieux des travaux sur la féminisation de Louky Bersianik (1976) et de Benoîte Groult (1984), à qui Larivière dédie d'ailleurs son ouvrage, ou des essais de Marina Yaguello (1978), de Dale Spender (1980) et plus récemment de Céline Labrosse (1996), pourtant, aucune de ces auteures n'a jamais eu peur d'être taxée de féministe.

Même si, après l'entrée des femmes sur le marché du travail, il y a eu, comme l'affirme Larivière, quelques tentatives de féminisation en France au début du siècle, c'est incontestablement la parution en 1976 de "L'Euguélionne" de Louky Bersianik qui en a fait une priorité et inspiré les ouvrages qui ont suivi. Tant par l'analyse en profondeur que par les suggestions de féminisation toujours respectueuses de la structure de la langue, on est là bien loin de simples "états d'âme".

Au risque de déplaire à Mme Larivière, je lui dirai que je n'ai vu dans son livre aucune incompatibilité entre la linguistique et une vision féministe du monde. Cet ouvrage est un instrument de travail indispensable pour qui veut refléter la place réelle des femmes dans le monde.

Louise L. Larivière
Pourquoi en finir avec la féminisation ou à la recherche des mots perdus
Montréal, Boréal, 2000
16.95$ · 80 FF · 12.20 EURO





Qu'y a-t-il dans un mot?

Dans la formalisation du mot "homme" en tant que catégorie universelle, il y a la négation des changements politiques, sociaux et culturels des sociétés du 20e siècle et des engagements pris par les gouvernements et l'ONU à l'égard du principe d'égalité entre les femmes et les hommes, ce qui fait obstacle à son implémentation. On ne questionne pas l'utilisation de l'expression "droits de l'homme" en référence à des documents historiques, mais on doit défier son usage dans tous les autres contextes. Le langage des droits de la personne ne peut se permettre de promouvoir un seul genre (et sexe) en tant que catégorie universelle ni de véhiculer des préjugés : les femmes, tout comme les hommes, ont des droits. Cette reconnaissance passe par l'utilisation d'une langue qui reconnaisse leur existence.

Source :
"Droits de l'Homme" ou "droits humains"?: Le sexisme à fleur de mots, Le Monde diplomatique, mars 1998

Voir aussi :
Élimination du sexisme dans la langue au Canada et dans la francophonie européenne

La féminisation des titres sur le marché des valeurs (pdf), Joanne Hubert et Denyse Octeau, 1999

Deux ou trois choses qui m'énervent dans les dictionnaires, Séverine Dusollier, printemps 2003

Féminiser les titres et fonctions? Pour l'éditeur, la réponse est oui. Quelques éléments du débat, langue-fr.net

GUIDES en ligne

Féminisation
Une ressource offerte par l'Office de la langue française du Québec.

À juste titre
Un guide de rédaction non sexiste rédigé par la direction générale de la Condition féminine de l'Ontario.

Mettre au féminin
La Communauté française de Belgique offre en ligne un guide convivial de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre, incluant des règles de féminisation, les recommandations générales du Conseil supérieur de la langue française ainsi qu'un essai de description systématique.

100 mots pour l'égalité (pdf)
Par l'Unité pour l’égalité des chances à la Commission européenne.

Pensez égalité quand vos écrivez
Un outil du Syndicat canadien de la fonction publique.




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Louise-Laurence Larivière est née à Verdun (Québec, Canada). Elle est docteure en linguistique. Elle est aussi diplômée en droit ainsi qu'en bibliothéconomie et sciences de l'information. Elle enseigne les techniques langagières et documentaires au département de linguistique et de traduction de l'université de Montréal et au département d'études françaises de l'université Concordia.

Source : Éditions www.00h00.com
Élaine Audet a publié, au Québec et en Europe, des recueils de poésie, des essais et a collaboré à plusieurs ouvrages collectifs. De 1990 à 2004, elle rédigeait une chronique littéraire et féministe pour le mensuel d'information politique L'aut'journal. Ses plus récentes publications sont : "Pour une éthique du bonheur" (éd. du remue-ménage 1994), "Le Cycle de l'éclair" (poésie, Le Loup de Gouttière, 1996) et "Le Coeur pensant/courtepointe de l'amitié entre femmes", Le Loup de Gouttière, 2000). Pour en savoir plus sur ses livres.



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Édition Web et mise en ligne : Nicole Nepton