LE COURS CLASSIQUE POUR LES FILLES (1948-1952)

par Monique Béchard

1923 : Création d'une section ménagère au Département de l'instruction publique Le droit pour les filles d'avoir accès à l'instruction supérieure, collèges classiques et programmes universitaires, suscite un important débat de société de 1948 à 1952. En effet, plusieurs autorités tentent de faire la promotion de l'enseignement ménager pour les filles, et proposent même de féminiser le baccalauréat qui leur est destiné. "C'est une lutte sans merci entre les partisans d'une éducation féminine et familiale pour les filles et ceux d'une formation intégrale de la jeune fille, semblable à celle des garçons" (Thivierge 1982 : 275). L'enseignement ménager est subventionné ainsi que les collèges classiques masculins, ce qui n'est pas le cas des collèges féminins, qui restent inaccessibles à la majorité. Au moins une dizaine de religieuses ont participé à ce débat sur le droit des filles à poursuivre des études classiques. Quelques femmes universitaires publient de nombreux articles, dans les revues spécialisées et les quotidiens, pour justifier l'enseignement supérieur pour les filles. Fait significatif, l'auteur le plus cité dans ce débat est le pape Pie XII.

Monique Béchard, docteure en psychologie, multiplie les conférences et les articles sur la question de l'enseignement supérieur des filles. Sa pensée est très originale, et ses articles, très nombreux. Nous avons choisi de constituer un texte qui résume sa pensée à partir d'articles parus entre 1948 et 1953. Mgr Albert Tessier, responsable et promoteur des écoles ménagères, critiquait les "béchardises". Il l'accuse de raisonner comme Simone de Beauvoir, c'est-à-dire mal. Enrobée dans les théories de psychologie différentielle, la thèse de Monique Béchard met en évidence les anomalies des idées reçues. Elle a l'audace de critiquer Gina Lombroso, dont les écrits servent de Bible aux ennemis de l'instruction des filles.


La nécessité de la culture

[...] Quelle sera la place des études classiques dans l'éducation de nos jeunes filles? Évidemment, si la femme - pardonnez-moi l'expression, Mesdames et Messieurs - si la femme est femelle avant d'être humaine; si toutes ses activités se résument à une ou deux fonctions biologiques, il ne saurait être question pour elle de culture générale, et partant, de cours classique. Mais si, à l'égal de l'homme, elle possède une âme immatérielle, une intelligence capable de percevoir l'universel abstrait et de tirer des conclusions concrètes particulières, eh! bien, oui, la jeune fille, comme le jeune homme, a droit d'accéder au baccalauréat, et la société a le devoir de lui faciliter cet accès. Refuser la culture générale de la femme, c'est amputer sa personnalité. [...]

Cette année, [le pape] répétait aux militantes d'Action Catholique : "Le point capital est d'unir et de tendre toutes les forces vives vers le sauvetage de l'éducation féminine et familiale chrétienne". Tout le monde s'accorde sur ce point. Mais là où une distinction s'impose, c'est quand il s'agit d'expliquer ce qu'on entend par le mot famille. La femme et la famille, comme tout le reste, sont sujettes aux variations, aux bouleversements caractéristiques de notre siècle. Comme les vertus qui, tout en demeurant substantiellement les mêmes, prennent au cours des générations des tons et des tendances nouvelles, la femme et la famille ne peuvent échapper à l'influence de tels changements. Leurs problèmes ne peuvent être étudiés à la lumière d'un 17e, ni même d'un 19e siècle.

[...] L'expression "les temps sont changés" est un vieux cliché, et je déteste les vieux clichés... Mais celui-ci s'impose. La femme "dépareillée" d'autrefois, le courageux colon, bien que fort admirables, ne sauraient suffire aux besoins modernes. Et s'ils pouvaient revenir sur la terre, ils seraient les premiers à l'affirmer.

Que nous conservions la substance de leurs vertus, très bien! Mais les temps sont changés. Aujourd'hui, tout en aidant beaucoup la classe agricole, on ne saurait forcer tous les Canadiens à devenir cultivateurs, colons ou artisans. C'est une vérité qui crève les yeux. De même pour la femme : on ferait fausse route - et de façon désastreuse - si on orientait toutes les femmes dans une même voie, si on ne préparait que des techniciennes, que des artisanes, sans tenir compte des aptitudes et des goûts de chacune. Le Bien Commun, la dignité personnelle exigent une orientation scolaire et professionnelle féminine beaucoup plus large, beaucoup mieux éclairée [...].


Les erreurs à prévenir

[...] La première erreur consiste à vouloir bâtir un système pédagogique à partir de réalités externes, c'est-à-dire prises en dehors de l'individu à éduquer.

La deuxième, - d'ordre psychologique celle-là, - c'est d'ignorer précisément la nature du sujet à éduquer. On ne sait pas exactement en quoi consiste la féminité ni ce qu'est la femme. (Souvenons-nous qu'il s'agit d'éducation féminine).

On définit la femme de façon superficielle et relative. Superficielle, parce qu'on est homme (dans le sens de vir) et incapable de comprendre le sexe féminin, ou bien parce que, même étant femme, on n'a pas ajouté à l'introspection les connaissances scientifiques suffisantes. Relative, c'est-à-dire qu'on explique la femme toujours en fonction de quelqu'un d'autre. Dans le couple humain, homme-femme, elle est ordinairement considérée comme l'autre par rapport à l'un, comme l'objet par rapport au sujet, l'occasionnel par rapport à l'essentiel. On ne lui accorde pas un sens par elle-même. On ne la conçoit pas dans son être, mais dans ses opérations, et encore, pas par toutes ses opérations, mais seulement par celles qui découlent d'une fonction : la maternité. On décrit donc la femme en termes de fonctions, de rôle, d'opérations, d'activités, voire de tâches particulières.

Et alors, cela provient d'une erreur philosophique qui consiste à confondre les différentes réalités que sont, chez l'être féminin, l'humanité, la féminité, la maternité et la domesticité. [...]

Il est assez facile d'exprimer des opinions et de déclarer : "... à mesure que nous formons de plus vraies bachelières, nous formons de moins vraies jeunes filles". Mais cela n'avance ni ne prouve rien. Où sont les faits? Avons-nous des témoignages, des statistiques? Sur quoi se base-t-on pour affirmer que les bachelières ne sont ni "véritables jeunes filles", ni véritables femmes? Comment prouver que leurs études ont nui à leur féminité, à leur fidélité conjugale, à leur amour maternel et à leur compétence domestique? Nous connaissons une bonne quantité de femmes humanistes, universitaires et "professionnelles" qui sont de véritables témoignages du contraire. [...]

Une troisième sorte d'erreurs, c'est dans ce débat sur les études féminines, d'avoir oublié toute une portion d'humanité : les célibataires, communément appelées "vieilles filles". A cause d'un phénomène démographique, elles sont de plus en plus nombreuses. (Après la dernière guerre, il est resté en France quarante pour cent plus de femmes que d'hommes. Que sera-ce s'il en vient une autre?). C'est malheureux, - et les intéressées sont les premières à s'en plaindre, - mais c'est un fait.

Se demander si les "vieilles filles" ont leur place dans le monde, c'est poser la question : La femme a-t-elle une valeur individuelle, - pas seulement sexuelle -, a-t-elle un sens par elle-même? Vaut-elle quelque chose en dehors de la maternité? Est-elle un individu ou bien un sexe?

Il me semble que la femme qui n'est pas mariée a quelque chose à faire sur la terre, que ce rôle est bien spécifique et voulu par la Providence, qu'il dépasse le foyer concret et qu'il faut l'y préparer. Il est incompréhensible que des éducateurs sérieux veuillent à tout prix négliger ce point de vue, et ne considérer le sujet que comme abstraction.

La femme célibataire existe, elle aspire à être utile et possède ce qu'il faut pour cela. En outre, à défaut d'épanouissement sexuel, - et pour la rendre capable de s'en passer en toute tranquillité, - on doit lui donner la chance de satisfaire, au moins partiellement, ses tendances individuelles, même les plus intellectuelles. La femme célibataire existe et elle... doit manger trois fois par jour. [...]


La psychologie de la femme

[...] De la psychologie féminine nous ne connaissons guère que les apparences, et nous nous en contentons. Nous pensons : "C'est comme ça", parce qu'"il faut que ce soit comme ça". Songez donc : autrement, toute notre thèse serait démolie... Et, comme conséquence, nous limitons nos observations à "ce qu'il faut", pour ne pas dire à ce que nous désirons. Nous ne soupçonnons pas le défaut du "moteur", la bombe cachée, le pic derrière la brume, parce que nous ne savons pas qu'ils sont là. Nous n'y pensons pas une seconde. Et nous aimons mieux ne pas y penser, car nous serions peut-être obligés de changer d'avion ou d'itinéraire.

On ne voit que ce que l'on sait. Et, dans beaucoup de cas, on préfère ne rien savoir. C'est vrai en psychologie comme en toute science. Ainsi, nous savons que la tendance maternelle est un fait chez la femme normale. Donc, nous la voyons. Alors, nous formulons un raisonnement. Il faut, disons-nous, préparer la femme à la maternité; il faut dès son jeune âge, l'habituer à cette fonction, lui inculquer le goût du nursing, des tâches domestiques et des techniques pédagogiques. Que son programme d'études en soit étayé! C'est la base de toute son éducation féminine intégrale... Et s'il reste du temps sur les vingt-cinq heures de cours par semaine, ajoutons quelques bribes de culture générale, mais toujours en fonction de la maternité. Et pour prouver que tout cela a du bon sens, nous nous écrions avec enthousiasme : "Oui, la femme est faite pour être mère! Même la fillette manifeste déjà de l'intérêt pour la maternité. Voyez-la avec sa poupée : comme elle en a soin! Les tâches relatives à la fonction maternelle lui sont toutes désignées : elles correspondent si bien à sa nature!".

Et nous ne pensons pas un seul instant à remarquer que cette fillette si attentive à dorloter sa poupée il y a un instant, la jette, peu après, dans un coin, la piétine, tente de lui arracher les yeux ou les cheveux... Amour maternel? Il serait plus juste de parler de compensation, d'identification, de projection... Et la preuve encore, c'est que si nous donnons à un petit garçon un ours en peluche ou un polichinelle, il a tôt fait de répéter les mêmes attitudes. Cela se voit en psychothérapie infantile. Même les psychothérapeutes, eux, savent que la poupée, comme le bonhomme de plasticine, comme le portrait peint maladroitement par les bambins, sert à libérer des pulsions qui n'ont rien en commun avec l'amour maternel. Et ils le voient. Leurs observations, encore plus que les meilleurs tests psychométriques, permettent de formuler des lois psychologiques que nul éducateur ne devrait ignorer.

Or, ce qui se passe dans le domaine de la pédagogie et de la psychologie infantile se répète au niveau de l'adolescence féminine. Pas étonnant alors que beaucoup se scandalisent de voir la jeune fille moderne poser des gestes non encore reconnus comme authentiquement féminins : l'étude et le sport, par exemple. On avait toujours cru que telle attitude, telle façon de penser, telle matière ne convenait qu'aux hommes. Cependant, il arrive que les aspirations de la jeune fille moderne ne coïncident plus avec l'idée qu'on s'était faite de son psychisme, ni avec celle de la formation qu'on rêvait pour elle, étant donnée cette idée. Serait-ce donc qu'elle s'est dénaturée? Non, c'est nous qui l'avions mal vue, parce que nous en avons toujours ignoré la nature profonde.

[...] Donc premièrement, l'amour maternel ne peut se séparer de l'amour sexuel. Pour être capable du premier, il faut avoir intégré le second. Et cela n'arrive que grâce au jeu des affectivités familiales, je veux dire aux bonnes relations entre parents et enfants. Non à cause d'un programme scolaire... Secondement, l'amour maternel ne cause pas l'amour sexuel, ni l'équilibre mental général. Il en est l'effet.

On se trompe, par conséquent, quand on prétend développer l'esprit maternel par l'apprentissage des tâches manuelles ou du soin des enfants, ou par des recettes pédagogiques. Ces tâches ont une valeur certes, mais elles ne sont que l'expression d'un amour déjà existant, la façon féminine ordinaire (non pas nécessairement normale) de le manifester. Elles n'exercent pas une influence directe sur cet amour : elles ne le causent pas. C'est pourquoi je dis qu'elles ont une valeur technique et utilitaire plutôt que formatrice. La cause psychologique réelle de l'amour maternel normal, encore une fois, c'est toute l'affectivité féminine, intégrée avec les tendances du "moi" dans la totalité de l'humain.

[...] Donc, retenons bien ceci; chaque fois que nous empêchons la femme de donner libre cours à ses tendances intellectuelles (elle en a), nous la diminuons dans sa propre estime, nous la privons d'un bien auquel elle pense avoir droit, et nous semons dans son inconscient des germes hostiles qui nuiront à sa féminité et à son sens maternel.

Rudolph Allers parle du complexe d'infériorité sexuelle chez la femme. Il le situe même à la base de presque tous les complexes féminins. La femme se sent inférieure comme femme : elle a honte de son sexe. Je crois que l'auteur a raison. Si on analyse tant soit peu le caractère féminin, on retrouve presque tous les signes du complexe d'infériorité : sentiment d'insécurité, timidité, indécision, crainte d'exprimer sa pensée (surtout devant l'homme), sentiment de frustration, crainte d'être trahie ou abandonnée, jalousie, dépendance extrême, etc. À quoi cela tient-il? Allers attribue ce complexe à l'attitude de l'entourage et aux mœurs. Freud voit plutôt un résultat de conflits remontant à la petite enfance : la fillette, à un moment donné, voulait être garçon, parce que celui-ci lui serait supérieur physiquement. Les deux hypothèses sont peut-être vraies, mais cela importe peu. Il suffit de reconnaître que la femme se sent inférieure, faible et peu en sécurité.

Or, ce sont là des sentiments qui nuisent à son développement intégral. Il ne s'agit donc pas de les intensifier en mettant la femme dans une situation où se confirme l'état d'infériorité dont elle se plaint. Il n'y a rien de plus odieux que l'hypocrisie même inconsciente. Et la femme sent très bien, malgré sa conviction contraire, qu'on la joue en lui affirmant que la connaissance intellectuelle ne lui convient pas, que cela tue en elle les capacités d'amour, enfin, qu'elle n'en a pas besoin puisque la maternité constitue toute sa valeur. Elle a vaguement l'impression qu'on couvre son infériorité de fleurs....

La femme se sent inférieure parce que notre philosophie de la féminité, notre conception étroite de l'éducation féminine, toute notre mentalité ambiante l'infériorisent. Elle est vraiment suggestionnée dans ce sens. C'est dommage. Car un tel sentiment détraque son mécanisme psychique, en diminuant sa capacité d'aimer et en lui inspirant le rejet de sa féminité elle-même. Je répète que l'épanouissement de la personnalité s'accorde très mal avec les sentiments d'infériorité, de frustrations et d'insatisfaction. Et c'est à cela qu'on voudrait acculer la femme, sous prétexte d'en faire une mère idéale? [...]


Est-elle aussi un être humain?

D'après les découvertes scientifiques les plus récentes, il existe différents types d'intelligence, et ceux-ci ne dépendent pas du sexe, mais du "moi" individuel. Pourquoi, alors, faut-il absolument parler "d'intelligence masculine" et "d'intelligence féminine", comme si les habitus intellectuels n'étaient pas d'abord et avant tout humains comme les vertus naturelles? Dans l'ordre spirituel, parle-t-on de charité, de justice et de prudence... masculine et féminine?

Oh! je sais : Gina Lombroso dixit... Je regrette de décevoir ses admirateurs. Il y a beau temps que les psychologues ont relégué l'Âme de la femme - soit dit sans équivoque - dans leur grenier. Qu'on cite Margaret Mead, Maryse Choisy, Viola Klein, Ania Teillard, Jacqueline Vincent, Gertrude von Le Fort, et même - non sans de grandes réserves évidemment - Helen Deutsch et Simone de Beauvoir; voilà au moins des auteurs scientifiques; mais sortons un peu du ginalombrosisme! On n'a pas le droit de fonder sur lui tout un système d'enseignement. Sa division de l'intelligence en logique masculine et en intuition féminine est purement théorique et descriptive. Il y a des femmes logiciennes supérieurement féminines, et les hommes de génie sont tous de grands intuitifs. Du reste, toute discussion sur ce point porte à faux si l'on ne définit pas avec précision ce qu'on entend par logique et intuition. D'ordinaire, l'intuition est confondue avec l'empathie, qui est une sorte de capacité de deviner, de sentir les émotions des gens qu'on aime. L'intuition est autre chose [...].

La femme est "faite pour la maternité"? oui, en un sens que, pour être tout à fait féminine, - être humain féminin, adulte et normal, - il faut être biologiquement, psychologiquement et moralement capable de maternité. En ce sens, aussi, que la femme idéale a tout ce qu'il faut pour être mère.

Mais de là à prétendre que toute l'humanité féminine se réduit à la fonction de maternité et surtout de maternité charnelle, il y a tout de même une marge! La femme est "faite pour la maternité", ou "toute femme est mère". Il n'y a pas moyen d'en sortir : dès qu'une femme est femme, elle est mère,... qu'elle soit sœur contemplative, militante d'action catholique, ministre, médecin, chimiste, mathématicienne, aviatrice ou ménagère. Alors de quoi nous inquiétons-nous? Et pourquoi craindre que les bachelières et les femmes de profession libérale ne soient pas mères?

Le nœud du conflit pédagogique actuel consiste, me semble-t-il, en ceci, d'un côté, on veut élever les jeunes filles à un état d'équilibre humain et féminin à partir d'une fonction : la maternité. De l'autre côté (le nôtre), on conseille : former d'abord l'humain dans la fillette et l'adolescente : il en résultera des femmes plus féminines et plus maternelles. Nous ne faisons qu'appliquer l'idée de M. Théo Chentrier : "La meilleure manière de préparer un jeune homme à la paternité, c'est de former l'homme en lui...", c'est-à-dire l'être humain. C'est bien suivant ce principe que les collèges classiques féminins se proposent de former des femmes intégralement féminines. Peut-être leur système évite-t-il le danger d'entretenir chez les jeunes filles des défauts féminins...

Mais j'irai plus loin : j'ajouterai que la domesticité ne s'identifie pas nécessairement avec la maternité. [...]


La femme : contraire ou complémentaire ?

[...] Par quel tour de passe-passe a-t-on réussi à expliquer que les études classiques et universitaires diminuent, chez la jeune fille, le goût et la capacité d'aimer l'homme? Comment peut-on croire que les femmes intellectuelles soient moins tendres, moins affectueuses que les autres? Nul ne le sait. On l'a affirmé, certes mais après l'avoir entendu dire par d'autres. Rarement en vérifiant les faits.

Comme hypothèse scientifique, on me permettra de reprendre mon argument au sujet du complexe de virilité [...]. Je le résumerais comme suit : si quelques femmes instruites négligent leurs maris, comme le font - soit dit entre nous - bon nombre d'ignorantes, ce n'est pas nécessairement à cause de leur acquêt intellectuel, mais en dépit de lui. On devrait, dans ce cas, non pas les comparer avec d'autres plus riches affectivement, mais se demander comment agiraient de telles femmes sans leur culture. On aurait alors plus de chances d'approcher de la vérité [...].

L'instruction nuit-elle à l'amour? On a insisté déjà beaucoup sur l'utilité de l'instruction féminine pour mieux comprendre l'époux. De plus, on a dit, d'une part, que l'amour vient des contrastes et non pas des points de ressemblances, et, d'autre part, que la compréhension intellectuelle peut nuire à l'harmonie affective.

Ces idées paradoxales resteraient assez confuses, si nous ne partions de deux principes qui me semblent fondamentaux.

Voici le premier. Tout amour comporte un élément d'attrait venant des différences de chacun, et un élément de compréhension dépendant de similitudes. Le succès de la vie conjugale - expliquent ceux qui en ont l'expérience - est conditionné à la fois par les différences qui complètent et par les ressemblances qui favorisent la compréhension. C'est donc dans la mesure où la compréhension est en cause dans le mariage qu'il est avantageux de fournir aux garçons et aux filles une instruction identique. Qui peut mesurer le degré minimum de cette compréhension? On n'est pas près de le trouver.

Mais même en ce qui a trait aux différences, il n'est pas sûr, loin de là, qu'on agisse bien en classifiant comme spécifiquement féminines les études manuelles, pratico-pratiques, utilitaires, etc., et comme masculines, les études théoriques, abstraites, générales. Je dis que cette division des programmes d'enseignement est arbitraire - comme celle des travaux rémunérés, d'ailleurs - et qu'elle ne correspond en rien à la nature des sexes. En fait, elle se fonde sur la distinction des classes sociales définies historiquement comme plébéienne et patricienne; celles que nous appellerions aujourd'hui ouvrière et professionnelle.

Si l'on part du principe que la femme est faite pour les travaux domestiques et l'homme pour les "grandes tâches" requérant plus de force intellectuelle, on revient tout simplement aux mœurs primitives. On peut toujours varier l'application de la formule, mais le principe demeure et il est dangereux. Quant à être justifiable...

Ensuite, rappelons-nous un second principe : les qualités sont connexes, elles ne s'excluent pas les unes les autres. En vain, nous cherchons comment on est arrivé à démontrer (?) que la logique empêche l'exercice de l'intuition que les connaissances intellectuelles vont à l'encontre de l'amour, que l'esprit scientifique détruit le sens esthétique. Ce sont là, il me semble encore, des qualités qui s'aident, qui s'enrichissent mutuellement tout comme les vertus.

Aurait-on l'idée, en effet, d'enseigner que la douceur nuit à la vertu de la force, ou que la magnanimité ne peut convenir à la tempérance? Non, car alors on tomberait dans un sophisme théologique. Pourquoi en serait-il autrement quand il s'agit des qualités ou des vertus intellectuelles?

Partant du même principe, il nous est possible de croire que la logique vraie aide l'exercice de l'intuition, que les connaissances intellectuelles bien assimilées augmentent l'amour, et ainsi de suite pour les autres qualités de cet ordre.

Cet argument cher aux adversaires du cours classique féminin, si nous le retournions et l'appliquions de la même manière au cas des collèges classiques masculins, nous arriverions à des trouvailles sensationnelles. Ainsi, étant donné qu'il est important de former des hommes virils, nous devrions supprimer de l'enseignement secondaire masculin tout ce qui peut contribuer à développer des qualités féminines, telles que l'intuition, la sensibilité, le sens poétique... (le bon sens, aussi!), l'habileté manuelle, le dévouement, etc. Nous enlèverions donc, à cette fin, la littérature, les arts plastiques, la psychologie, les travaux manuels (éventuels), les activités sociales, bref tout ce qui risquerait de "féminiser" les collégiens. Surtout, il faudrait bien garder ceux-ci de toute participation à la pensée (pardon, ça n'existe pas!), à l'amour féminin, les soustraire à toute influence tant soit peu féminine. De là à développer en eux, le plus possible, les défauts propres à leur sexe, il n'y aurait qu'un pas.

Ce pas nous semble invraisemblable. Pourtant, n'allons-nous pas le franchir en réformant le baccalauréat féminin? Je ne fais que poser la question [...].


L'amour conjugal

[...] L'amour conjugal, comme tout amour, ne peut être fondé sur la supériorité d'un conjoint et l'infériorité de l'autre, sur la domination de la femme par l'homme : il est au contraire conditionné par l'égalité des deux. Et il l'est parce qu'aucune liberté n'est possible sans égalité, et que la liberté est la condition sine qua non de l'amour [...].

Les hommes, précisément parce qu'ils craignent la femme, se sentent agressifs envers elle : leur instinct de domination, s'il n'est pas sublimé suffisamment, sert cette agressivité. C'est pourquoi je dis que l'amour conjugal pur, c'est-à-dire dégagé de toute hostilité, est très rare. Beaucoup de problèmes féminins partent de cette difficulté, et bien des femmes ne sont pas heureuses de leur sort de femmes parce qu'elles sont déçues d'un tel amour; pour elles, il ne reste plus qu'une issue : la bataille. C'est pour cela que plusieurs regrettent de ne pas être aussi fortes que les hommes. Ce qui revient à dire : il y a autant d'hommes poltrons que de femmes qui voudraient ne pas l'être.

Si, maintenant, nous acceptons l'idée que les problèmes féminins viennent des problèmes masculins, le centre de gravité de notre discussion pédagogique actuelle se déplace. Nous sommes amenés à nous demander s'il n'est pas plus urgent de refaire la mentalité des jeunes gens que de réformer les institutions féminines. Ne serait-ce que pour rappeler l'importance de la paternité et de l'influence masculine en éducation, je suis portée à trouver dangereux que les éducateurs voient dans l'homme "un individu" et dans la femme "une famille". Je pense que l'homme et la femme sont l'un et l'autre à la fois.

En outre, si j'avais à éduquer de grands collégiens, j'essaierais de les convaincre qu'il n'est pas nécessaire d'être plus fort ou meilleur que les autres pour avoir une valeur d'homme : il suffit d'être homme, avec toutes ses possibilités et ses faiblesses. Il suffit surtout de pouvoir se donner, d'être capable d'un amour oblatif. Les grands amoureux (les vrais) ne se soucient pas de la supériorité ou de l'infériorité de l'autre. Pour eux, la question ne se pose même pas. Ils aiment, tout simplement, et pour mieux aimer, cherchent à connaître, et ce, sans faire d'abord appel aux préjugés courants. Au reste, la misogynie n'est pas un signe de virilité ni d'équilibre mental [...].

Alors, quoi? A force d'élargir les cadres de la maternité spirituelle, nous arriverions à conclure que les femmes peuvent maintenant être mères de leurs propres idées, d'idées qu'elles ont enfantées, et qu'elles peuvent les défendre avec acharnement?

Pourquoi pas? Tout est dans la motivation. Certes, la majorité des femmes sont appelées à exercer la maternité sur des enfants de chair et d'os, enfants à elles ou qu'elles ont adoptés. Certes aussi, les compensations immédiates sont beaucoup plus satisfaisantes dans leur cas. Mais cela n'empêche pas que quelques autres, une élite, débordent les limites d'un noyau familial ordinaire et étendent leur action sur tout un groupe, une œuvre, un pays, l'univers même. Celles-là sont des mères spirituelles dans le sens le plus universel du mot. Et nous devrions les reconnaître comme telles.

[Source : L'Enseignement secondaire au Canada : oct. 1948, p. 15-23 ; nov-déc. 1948, p. 89-96. Collège et famille : fév. 1951, p. 41-48 ; avril 1951, p. 81-90 ; juin 1951, p. 128-136 ; oct. 1951, p. 157-174 ; déc. 1951, p. 215-224 ; avril 1952, p. 66-70 ; déc. 1952, p. 188-194.]

REPÈRES :
Éducation, la fin d'un système (Archives de Radio-Canada.ca)
1931-1966 : La Jeunesse ouvrière catholique féminine: un lieu de formation sociale et d'action communautaire
1944-1970 : Devenir la parfaite ménagère (Archives de Radio-Canada.ca)



© Éditions du remue-ménage, 2003

Édition Web et mise en ligne : Nicole Nepton, 1er octobre 2004
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