F O L L E S   E N   R É S I S T A N C E 04-06-02

par Brigitte Verdière


C'est fou le nombre d'analyses psychanalytiques que le mouvement des Mères de la Place de Mai a suscitées. Fou dans le sens de leur folie car, pour les dénigrer, c'est ainsi qu'on appela ces femmes qui, un beau jour de 1977, commencèrent, une fois par semaine, à tourner en rond devant le palais présidentiel pour réclamer des nouvelles de leurs proches disparu-es.

Des Mères de la Place de Mai La folie, dit le dictionnaire Robert, est une "altération plus ou moins grave de la santé psychique". Elle peut être "douce, furieuse, irrationnelle, aller jusqu'à l'aveuglement, l'insouciance, l'absurdité...". Si j'avais, comme ces femmes, comme d'autres, eu à perdre un frère, une soeur, un enfant, des parents, perdre comme une trappe qui avale pour enfouir sa proie dans le noir le plus obscur jusqu'à dissolution totale, je serais, moi aussi, devenue "folle". Et d'une folie furieuse, je vous le garantis.

D'ailleurs, ce type d'actions a, hélas, fait des petits. Toutes les dictatures, anciennes et présentes, tous les pays où sévissent des guerres ont leur lot de disparu-es. Et leur lot de mères et grands-mères devenues "folles". Il en est ainsi en Turquie (Place Galatasaray à Istanbul, depuis 1995), en Uruguay, au Honduras, aux Philippines, au Maroc, en ex-Yougoslavie et maintenant en Tchétchénie. En mars 2001, en Algérie, les forces de police ont insulté, matraqué, jeté à terre, piétiné les portraits que des Algériennes brandissaient, révèle le site Maghreb des droits de l'homme. Elles manifestaient... Place du 1er mai à Alger!

Au Guatemala, où a sévi une guerre civile meurtrière pendant quelque trente ans, c'est une femme, Nineth Montenegro, qui, en pleine répression, a fondé le GAM (Grupo de Apoyo Mutual). Depuis maintenant dix-huit ans, il réclame aux autorités des informations sur les détenu-es et disparu-es. Aujourd'hui députée, Mme Montenegro préside la Commission des femmes au Congrès. En Colombie, les femmes qui ont participé à la Marche mondiale des femmes ont insisté sur leur volonté de voir s'instaurer la paix. "Nous ne voulons plus mettre au monde des enfants pour qu'ils meurent à la guerre", a dit en substance Marta Burutica à la tribune de l'ONU le 17 octobre 2000.

Cette qualité de mère signifie, pour beaucoup de femmes, qu'aucune femme ne peut être pour la guerre, pour la violence. Et si c'était l'inverse? En 1982, je participais, au sein d'un collectif belge, à la rédaction d'une brochure intitulée "Les femmes palestiniennes, aujourd'hui et demain..." (à l'époque, les Israéliens s'acharnaient à vider Beyrouth Ouest de ses combattants palestiniens et l'armée libanaise participait au "nettoyage"). Une infirmière de Médecins Sans Frontières France me disait que les femmes palestiniennes ne souhaitaient qu'une chose : que se reconstituent les unités combattantes. "Allah, donne-moi des fils, que j'en fasse des fedayin (combattants)", se serait exclamée une femme. Aujourd'hui, les filles aussi participent au combat, se font sauter comme des bombes. Pourquoi ces actions laissent-elles le monde pantois? Parce que femme est censé rimer avec douceur, même quand l'oppression devient insupportable?

À ce moment de mes réflexions, je me souviens de Marianne, une communiste belge, que j'avais connue à Bruxelles. Marianne avait une soixantaine d'années, elle militait dans un réseau de femmes pacifistes. Un jour, je l'ai interrogée sur son passé de résistante. J'ai, depuis, souvent réécrit cette histoire, j'en ai fait une nouvelle, un article. Marianne parlait des petits riens qui font la résistance, de ces actions qui laissent la trouille au ventre mais que l'on recommence, sans cesse et toujours. Un jour, Marianne transportait un message dans son panier à commission. Elle était au marché, une patrouille allemande est arrivée, qui a encerclé les lieux. D'un geste, Marianne a attrapé son message, elle l'a caché dans un bouquet de fleurs qu'elle venait d'acheter. Quand les Allemands l'ont fouillée, elle brandissait le bouquet à bout de bras, au-dessus de la tête. "C'est après que tu as peur, disait-elle. Après, je me mettais à trembler de tout mon corps".

Contre le silence complice, contre les mensonges, oui, c'est à cela que s'attaquent les mères, les grands-mères, les soeurs, les cousines, celles qui, d'Alger à Colombo, de Guatemala à Manille, se lèvent, réclament des explications, demandent des comptes. La peur, elles connaissent, elles l'ont connue, la peur d'entendre frapper en pleine nuit à leur porte, la peur de ne plus revoir l'être aimé quand il s'absente, la peur de l'oppression, de l'humiliation... Et certainement, elles la connaissent encore. Et pourtant, voyez-vous, elles tournent, inexorablement, sur toutes les places du monde. Parce que, voyez-vous, elles sont folles.

Aujourd'hui vous me traitez de folle. L'histoire me donnera raison. Village Gai, Montréal





Chronique suivante >>>
Chronique précédente >>>

Luttes et résistances >>>



Une torture interminable

Lorsque je suis allée dénoncer la "disparition" de mes enfants et de mon mari, on m'a répondu : "juive de merde, comment oses-tu?"

La "disparition" est une torture interminable car elle nie les deux éléments essentiels de structuration d'un être : le temps et l'espace. Le corps humain occupe toujours un espace dans le temps. Ce sont les magicien-nes qui parlent de disparition. Nous les mères, on nous appelait las locas, les folles. Nous avons survécu grâce à la solidarité des femmes et puis aussi d'Amnistie Internationale. Il ne faut pas avoir honte de pleurer. Pleurer, c'est partager sa douleur avec les autres. Pleurer, oui, mais aussi lutter, toujours lutter, même vieille, même malade, même fatiguée, lutter, toujours lutter.

Laura Bonaparte, présidente de Linea Fundadora, une organisation argentine qui se bat pour que la vérité soit faite sur les disparitions pendant la dictature




La vérité ébranle

A partir de 1955, au milieu des massacres et des fusillades, une prohibition inédite est apparue en Argentine : la prohibition des mots. Il n'y a jamais eu de morts lors du bombardement de la Place de Mai, bondée de manifestant-es mais vide, car les noms des personnes présentes ne furent jamais rendus publics. "Disparues", seules subsistent des questions sans réponse.

L'impunité fait son lit de l'indifférence, mais la vérite l'ébranle. La vérité est indispensable à la justice, même si elle fait mal. C'est le caractère lacunaire de cette vérité qui pousse les Mères de la Place de Mai à la rechercher et qui leur donne le courage de persister.




retour en haut de la page



















retour en haut de la page



Édition Web et mise en ligne : Nicole Nepton